Cissé le combattant
Après quatorze années d’absence, le cinéaste malien, primé à Cannes en 1987, signe enfin un nouveau film, Min yé… Toujours animé de cette sourde colère qui a fait sa réputation, il s’attaque à un thème universel : le couple, l’amour et l’infidélité.
Pour les cinéphiles comme pour les passionnés de culture africaine, c’est un immense soulagement. Après un long silence de plus de dix ans (voir encadré p 76), Souleymane Cissé signe enfin son grand retour au cinéma. Retour placé sous les feux de la scène internationale, d’abord, puisque son sixième long-métrage, Min yé… (« Dis-moi qui tu es », en bambara), sera projeté le 21 mai en sélection officielle du Festival de Cannes, mais hors compétition. En 1987, il y avait obtenu le prix du jury pour Yeelen. Le cinéaste malien, double Étalon de Yennenga au Fespaco (1979 et 1983), compte également revenir en force chez lui en réalisant ultérieurement pour la télévision malienne une version longue et découpée en épisodes de son nouveau film.
« Min yé… est un film fragile, susceptible d’être mal interprété si l’on s’en tient à une lecture superficielle », prévient Cissé, qui se méfie des préjugés sur le cinéma dit africain. « Cette appellation n’est pas fausse, mais les personnages de mes films vivent des problèmes humains avant tout », tient-il à préciser. D’ailleurs, comme pour évacuer les clichés misérabilistes sur l’Afrique – en facilitant du même coup l’identification du public occidental –, les protagonistes de son dernier film appartiennent à la grande bourgeoisie malienne.
Min yé… raconte la séparation brutale d’un couple marié depuis dix ans. Issa reproche à sa femme, Mimi, d’avoir des amants, et celle-ci l’accuse en retour de ne pas avoir tenu sa promesse de divorcer de sa première femme. Le film va cependant plus loin qu’un simple face-à-face entre Issa, le mari polygame interprété par le cinéaste malien Assane Kouyaté, et son épouse infidèle, personnage haut en couleur énergiquement campé par la journaliste et animatrice de télévision malienne Sokona Gakou. Tissé de mensonges – ceux des deux concernés mais aussi ceux de leur entourage –, le piège arachnéen de la rupture fonctionne comme un drame antique à la portée universelle, en suscitant une vraie réflexion sur la féminité et les rapports homme-femme au sein du couple moderne.
Car la femme infidèle n’endosse pas aisément le rôle de victime du machisme dominant. Si certains pans de la culture malienne, comme la polygamie, expliquent en partie son comportement volage, ils ne justifient pas ce dernier. « Les femmes sont des êtres extraordinaires, cent fois plus intelligents que les hommes, mais elles ont également leurs faiblesses. Et quand elles ne sont pas habitées par le sentiment de leur dignité, quand elles ne sont plus en accord avec elles-mêmes, elles peuvent sombrer dans la déréliction, comme le montre mon film », soupire le cinéaste.
Un personnage tabou
Une femme africaine « libérée », davantage victime d’elle-même que de la domination masculine ? Le sujet, délicat, risque fort d’attirer contre le réalisateur des accusations de misogynie… « Ce serait de la totale mauvaise foi, anticipe sa monteuse et complice de toujours, Andrée Davanture. Cissé n’a rien d’un misogyne, et toute son œuvre parle pour lui. En revanche, il possède un regard qui oblige à considérer l’Afrique d’une manière non condescendante, en envisageant d’abord ce qu’elle a d’universellement humain », affirme-t-elle.
Min yé… comporte une autre dimension polémique, en jetant une lumière crue sur une réalité sociale spécifiquement malienne : celle des « Intouchables », ces femmes de la haute bourgeoisie bamakoise dont Mimi incarne le parfait exemple. Ayant fait ses études à l’étranger et devenue médecin, elle dirige une grosse ONG, gagne beaucoup d’argent, collectionne les amants et pense n’avoir de comptes à rendre ni à son mari ni à personne. Non seulement l’épouse infidèle est un personnage tabou, mais Cissé lance à travers elle une violente charge contre la bourgeoisie malienne, qui concentre tous les pouvoirs, économique et politique, sans faire preuve, la plupart du temps, d’un grand sens moral…
Un subtil brûlot
Derrière ses images sensuelles et son rythme souvent contemplatif, Min yé… contient tous les ingrédients d’un subtil brûlot. Une habitude pour Cissé dont le premier long-métrage, Den Muso (« La Jeune Fille »), racontait l’histoire d’une muette violée par son amant, puis jetée à la rue par son père en raison de sa grossesse, et qui finissait par se suicider dans la demeure parentale. Cissé avait été emprisonné pendant trois jours sous un prétexte fallacieux, et le film avait été interdit pendant trois ans. Jusqu’à ce que Baara (« Le Travail ») reçoive en 1978 un accueil favorable à l’étranger, avec notamment un Tanit d’argent aux Journées cinématographiques de Carthage.
À en croire Souleymane Cissé, c’est pourtant moins le thème de ses films que la jalousie de certains de ses compatriotes qui explique ses nombreux déboires au Mali. « Dans les années 1970, lorsque j’étais cameraman-reporter au ministère de l’Information, le ministre refusait tous les projets que je lui proposais. Finalement, j’ai compris que mes propres collègues me dévalorisaient auprès de lui. Parce que j’avais fait des études à l’étranger, ils pensaient que j’avais la grosse tête », explique le cinéaste, qui a toujours dû batailler pour réunir le financement de ses films.
Nul n’est prophète en son pays ? Cissé préfère l’expression « Ba bi da kan bolo » (« À chacun son destin »). « Toute ma vie tient dans ces quelques mots, jure-t-il. Mon idéal, c’est de construire : quels que soient les obstacles, il faut que je les surmonte. C’est ce combat perpétuel qui fait de chacun de mes films un petit miracle. » À commencer par le dernier, en grande partie financé sur fonds propres : Cissé a dû s’endetter et courir les télévisions françaises pour vendre les droits de rediffusion de ses précédents films.
Mais le plus miraculeux de tous, c’est sans aucun doute Yeelen (« La Lumière »), un film qui, de l’aveu de tous les critiques, a marqué l’histoire du cinéma. Le récit d’un jeune initié au savoir ésotérique du komo – la religion animiste bambara –, poursuivi à travers la brousse par son père, qui « supporte mal de le voir devenir son égal » et veut l’éliminer, a bouleversé Cannes en 1987. Une tempête de sable de trois mois avait interrompu le début du tournage. Puis l’acteur principal, un des plus fidèles compagnons du réalisateur, Ismaïla Sarr, était décédé. Il avait fallu réécrire une grande partie du scénario. Enfin, le chef opérateur français Jean-Noël Ferragut avait été rapatrié d’urgence pour une blessure, évitant la gangrène de justesse…
D’aucuns voient dans ces catastrophes en série une malédiction contre Cissé, qui aurait eu le tort de dévoiler un peu vite les secrets du komo… Commentaire de l’intéressé : « Ce film était plus fort que moi : pour lui résister, la patience était ma seule arme. Mais Yeelen était également le plus “politique” de tous mes films. S’il a fait l’unanimité, c’est que personne ne pouvait s’identifier aux personnages, donc se sentir visé par mon propos. »
Tous animés de la même colère, même s’ils revêtent des formes différentes, les films de Cissé claquent comme les étendards d’une sourde révolte. En 1975, Den Muso dénonce l’abandon d’une jeune fille par sa propre famille – une histoire inspirée par celle de la nièce du réalisateur. En 1978, Baara relate les difficultés de la vie des ouvriers maliens. Puis, en 1982, Finyé (« Le Vent ») décrit la désespérance des étudiants et de la société malienne sous la dictature de Moussa Traoré. Après Yeelen et son formidable succès, Cissé évoque dans Waati (« Le Temps ») le régime de l’apartheid. Mais quand il sort, en 1995, le régime raciste d’Afrique du Sud est déjà tombé. En remuant le couteau dans la plaie, Waati dérange et la critique européenne n’épargne pas le film… « Je crois qu’on n’a pas apprécié qu’un Africain donne son point de vue sur un régime comparable à celui des nazis », accuse-t-il. Aujourd’hui, de retour avec une œuvre mettant en cause la bourgeoisie africaine, il attend la critique de pied ferme. « Le combat continue », dit-il en souriant. Comme un soldat, la fleur au fusil.
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