Presse écrite : une page se tourne

L’homme d’affaires et gendre du chef de l’État, Sakhr el-Materi, rachète l’éditeur de journaux Dar Assabah. Une acquisition qui pourrait préfigurer d’autres bouleversements dans un secteur longtemps marqué par l’immobilisme.

Publié le 20 mai 2009 Lecture : 8 minutes.

Le monde des médias en Tunisie est-il en train de sortir de la torpeur dans laquelle il est plongé depuis un demi-siècle ? Après l’entrée en force de grands groupes privés dans le secteur audiovisuel (voir J.A. no 2518), c’est au tour de la presse écrite de faire l’objet de toutes les convoitises. Le vent du changement souffle sur les trois principales entreprises éditrices de journaux quotidiens : Dar Assabah, privé (Assabah et Le Temps), Dar Al-Anwar, privé (Achourouk et Le Quotidien), et la Société nouvelle d’impression, de presse et d’édition (Snipe), gouvernementale (La Presse et Assahafa).

L’événement majeur pour le moment est le passage d’Assabah et du Temps sous le contrôle à 100 % de Sakhr el-Materi, 29 ans, président du groupe Princesse Holding. L’opération s’est déroulée en deux temps : fin mars et mi-avril, l’homme d’affaires a acquis deux premiers blocs (70 %) proposés à la vente par quatre des enfants du fondateur, Habib Cheikhrouhou : Fatma (ex-présidente du conseil d’administration), Emna, Azza et Moncef. Fin avril, il a racheté les 30 % restants, cédés aux mêmes conditions par Raouf Cheikhrouhou, gestionnaire en titre du groupe, et sa sœur Zeineb. Le montant de l’opération n’a pas été révélé, mais on estime le total des transactions à quelque 10 millions de dinars (6 millions d’euros), imprimerie non comprise.

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La cession de Dar Assabah à Materi a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le monde ronronnant de la presse écrite tunisienne, que l’on estime souvent trop uniforme et « aux ordres », et où en tout cas la marge de liberté varie selon les périodes, la publication et la personnalité du patron de presse ou des journalistes. Dans un tel environnement, Assabah, fondé en 1951 par Habib Cheikhrouhou, reste aujourd’hui le plus ancien quotidien privé de la place, apprécié par des lecteurs fidèles issus de l’élite et de la classe moyenne, particulièrement portés sur une certaine indépendance. Que va donc en faire le jeune homme d’affaires – tous les quotidiens étaient jusqu’ici gouvernementaux ou lancés par des journalistes –, de surcroît gendre du président Zine el-Abidine Ben Ali ? Dans sa profession de foi, Materi s’est d’emblée inscrit dans la ligne d’indépendance défendue par Cheikhrouhou, décédé en 1994 et qui, souligne-t-il, demeure pour le groupe « une source d’inspiration pour le présent et le futur ». Materi se veut ouvert, déclarant que le « but commun sera la quête de la vérité et la contribution au climat démocratique civilisé dans notre pays ». S’adressant à l’ensemble du personnel, et notamment aux journalistes, dont il est de notoriété publique depuis des années que leur situation n’est pas enviable, il s’est déclaré « conscient que le développement du groupe implique l’amélioration des conditions de vie et de travail, meilleurs garants pour renforcer leur indépendance, et pour davantage de professionnalisme et d’excellence ». Marié à Nesrine (23 ans), l’une des filles du couple Ben Ali, membre du comité central du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) et héritier d’une grande famille de la bourgeoisie tunisoise, Sakhr el-Materi ne peut ignorer que son « pedigree » suscite nombre d’interrogations quand il s’agit d’envisager, entre autres, son nouveau rôle de patron de presse. 

Erosion du lectorat

Dans un monde où les journaux sont désormais poussés à s’appuyer sur des groupes économiques, Materi est là, dit-il, pour assurer la pérennité de l’entreprise Dar Assabah, la moderniser et la diversifier. Les lecteurs d’Assabah et du Temps restent pour le moment dans l’expectative. « Je continue à les lire, déclare un fidèle depuis quelque quarante ans. On va voir si le fait que Sakhr soit le gendre du chef de l’État va renforcer la langue de bois ou, au contraire, leur donner une protection qui les libère de l’autocensure. » Même si on ne peut valablement juger de la ligne politique qu’il entend imprimer aux publications sur le long terme, le nouveau propriétaire semble parti du bon pied le 30 avril, lorsqu’il a pris ses fonctions de président du conseil d’administration. Si l’encadrement des équipes rédactionnelles a été maintenu, les premières pages des publications portent déjà une nouvelle empreinte. Les maquettes ont pris un coup de jeune. Et, les faits de société comme les problèmes de la vie de tous les jours se sont emparés des unes des deux quotidiens.

La presse écrite, qui compte une trentaine de périodiques, est-elle suffisamment rentable pour intéresser de grands groupes économiques ? A priori, non. Le marché est très restreint, même s’il est difficile de le mesurer en raison de l’absence d’un OJD [Office de justification de la diffusion] – contrairement au cas du Maroc, où il existe depuis 2004 –, et du non-respect par les publications de l’obligation de publier les chiffres de leur tirage. Ce que l’on sait grâce à Sigma, unique organisme de mesure d’audience des médias, dirigé par Hassen Zargouni, un ancien de l’Institut national de la statistique et de l’analyse économique (INSAE) français, c’est que, sous l’effet de la prolifération des chaînes satellitaires d’information en continu et de l’Internet, le lectorat de la presse papier aurait baissé de 20 % au cours des dix dernières années, soit une érosion de 2 % en moyenne par an, dans un pays de 10 millions d’habitants. « C’est une tendance mondiale, et la Tunisie n’y échappe pas, explique Zargouni. Selon nos enquêtes [pour les besoins des annonceurs] dans le Grand Tunis, où se situe l’essentiel du lectorat, 40 % des personnes [alphabétisées, NDLR] âgées de 15 ans et plus lisent aujourd’hui au moins un journal ou un magazine par jour, contre 60 % il y a dix ans. »

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Le secteur des médias est cependant devenu attractif avec l’explosion, à partir de 2001, du marché publicitaire à la faveur de la croissance économique et de l’ouverture de la concurrence dans les télécommunications, la grande distribution et les banques. Sur les 127 millions de dinars d’investissements publicitaires bruts dans les médias en 2008 (calculés par Sigma sur la base des grilles tarifaires publiques), la télévision se taille la part du lion avec 46,5 %, contre 21,5 % pour la presse écrite, soit 27 millions de dinars, dont près de 21 millions pour les seuls quotidiens. Une manne bienvenue pour des groupes économiques qui, en investissant dans l’audiovisuel comme dans la presse écrite, peuvent ainsi disposer d’un levier de pouvoir autre que commercial. Et c’est ce qui est en train de se passer. Du coup, tous les regards se tournent vers les médias qui captent le plus cette manne. « Les groupes économiques, estime Zargouni, sont les seuls capables de mettre à niveau les entreprises de presse, car ils ont la logique industrielle en plus ; c’est ce qui a prévalu en France. » « L’ère des éditeurs de presse et promoteurs radio et TV réduits à de petites entreprises individuelles ou familiales, comme c’est le cas d’Assabah, mais pas seulement, est à présent dépassée, estime, pour sa part, Taoufik Habaieb, diplômé du Centre de formation des journalistes (CFJ) et de l’Institut français de presse (IFP), à Paris, et promoteur du journal électronique Leaders (www.leaders.com.tn). Désormais, les médias ne sauraient faire l’économie de la pluralité des actionnaires, garants de l’indépendance rédactionnelle et du respect des journalistes, lesquels constituent, au final, le capital le plus précieux d’un média. »

Materi a probablement tenu compte du potentiel de la publicité, même si c’est en grande partie, dit-on, pour réaliser un rêve qu’il a investi dans Dar Assabah. Celle-ci n’attirait, jusque-là, qu’une part relativement minime des investissements publicitaires (moins de 2 millions de dinars en 2008, selon Sigma). Ce qui est sûr, c’est que Materi a ouvert une brèche historique dans laquelle les groupes économiques pourraient s’engouffrer. Car, en matière de législation, l’autorisation de publier un journal est accordée nommément à une personne physique en qualité de directeur de la publication, et non pas à une entreprise, ou à une personne morale. Ce qui ne manquait pas de soulever des questions : l’autorisation est-elle transmissible si le fondateur venait à décéder ? Est-elle cessible ? Le flou artistique est entretenu dans le cas de Dar Al-Anwar (Achourouk et Le Quotidien), qui n’a pas de directeur de publication en titre depuis le décès du fondateur, Slaheddine el-Amri, en 2004. 

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Une législation à clarifier

La cession d’Assabah à Materi est une première qui apporte un début de réponse et constitue donc un précédent. Materi a nommé lui-même le directeur des publications en la personne de Mustapha Jaber, un gestionnaire venu du Groupe Princesse, qui remplace dans cette fonction Raouf Cheikhrouhou. Du coup, les journalistes fondateurs de journaux se frottent les mains et estiment que l’État devrait maintenant clarifier la législation pour l’aligner sur ce précédent, ce qui leur permettrait de céder des publications qu’ils peinent à maintenir à flot ou de les transmettre à leurs héritiers. C’est du moins ce qu’ils espèrent. Cela devrait profiter, en premier lieu, au groupe Dar Al-Anwar, dont le quotidien arabophone Achourouk est le plus vendu en Tunisie, avec une moyenne de 60 000 numéros par jour et des pics allant jusqu’à 80 000.

Le groupe de La Presse devrait susciter autant d’intérêt. Il est en effet en tête de l’ensemble de la presse écrite en termes de recettes publicitaires, estimées à 8 millions de dinars pour l’année 2008, voire le double si l’on ajoute les recettes des petites annonces, dont il est traditionnellement le champion, une rente qui n’incite pas à l’effort mais qui permet d’entretenir, entre autres, une édition arabophone quotidienne sans grand impact. Contrôlé par le gouvernement, il est susceptible de connaître une évolution. Le bruit de sa privatisation a même couru au cours des dernières semaines, mais cela ne semble pas être envisagé pour le moment. Il est vraisemblable que ce soit plutôt sa régie publicitaire – et la manne qu’elle gère – qui fasse l’objet de toutes les convoitises. Pour le moment, le quotidien fait face à une nouvelle fronde de ses journalistes, qui protestent contre la gestion de la rédaction et les actes de censure. Une trentaine d’entre eux (soit environ 80 % de la rédaction), dont plusieurs rédacteurs en chef, ont rendu publique, le 2 mai, une pétition dans laquelle ils dénoncent leur « marginalisation », l’absence de réunions de rédaction et la « censure » exercée par la direction du groupe. Ils appellent les autorités à intervenir pour que le journal renoue avec « une information professionnelle, moderne, libre et responsable ». Mais une telle ambition n’est-elle pas impossible à atteindre en dehors du cadre d’une privatisation ? Laquelle correspondrait, du reste, à une « dénationalisation », le journal, fondé en 1936, au temps de la colonisation, ayant été privé avant sa « nationalisation » après l’indépendance.

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