Le double langage de Bouchta

C’est une histoire qui s’est passée récemment au tribunal de Groningue, le jour où l’on expédiait les affaires courantes, c’est-à-dire les délits dont l’éventuelle punition n’excède pas six mois. Dans ce cas, au lieu d’avoir toute une cour de justice, avec un président et ses assesseurs, on se contente d’un seul juge qui a vingt minutes pour entendre le procureur et l’accusé et puis délivrer son verdict. C’est la justice fast-food, en quelque sorte, le food en question pouvant être le pain sec et l’eau des cachots de la Reine.

Publié le 13 mai 2009 Lecture : 2 minutes.

À un certain moment, entre un accusé qui ne comprend pas le néerlandais. Il s’agit d’un Marocain de première génération, de ceux qui ont travaillé dur dans les mines ou le textile et qui n’ont jamais appris la langue de Van Gogh – qui sonne pourtant si bien à l’oreille. Comme c’est son droit, il s’est fait accompagner par un interprète qui est, lui aussi, marocain. Il s’agit d’une affaire assez simple. L’homme – appelons-le Bouchta – a malmené sa femme, peut-être même l’a-t-il un peu giflée, voire mordue, au prétexte que la harira était froide. L’épouse, outrée, porta plainte, soutenue par une association féministe locale. D’où la comparution de Bouchta devant le juge express.

Que risque-t-il ? Trois mois de prison, en principe. Sauf s’il se repent et déclare qu’il est vraiment désolé. Comme c’est la première fois qu’il a maille à partir avec la justice, il s’en tirerait alors avec une centaine d’heures de travail d’intérêt collectif : planter des fleurs au carrefour ou nourrir les mandrills du zoo.

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Le juge demande donc à Bouchta s’il se repent. Et là, il se passe quelque chose d’extraordinaire. L’accusé semble se dédoubler, comme dans un film de science-fiction. Avec ses yeux, il signale au juge qu’il se repent, qu’il est mort de honte, qu’il présente ses excuses à la terre entière – mais de sa bouche sortent des paroles rugueuses qui disent exactement le contraire et que l’interprète traduit ainsi : « Moi, m’excuser ? Mais c’est à elle de s’excuser, cette dévergondée qui a osé traîner son propre mari devant la justice des Infidèles ! » Le juge répète la question et de nouveau il obtient une double réponse : celle des yeux larmoyants, du hochement de la tête, de l’air contrit, et celle des mots, farouche, inflexible. Mais la justice n’a que faire du langage corporel – ce sont les mots qui comptent sur un procès-verbal. Bouchta ira passer quelques mois dans un cul de basse-fosse.

Plus tard, en bavardant avec l’interprète, le juge comprit enfin quel était le problème. Celui-ci était du même village que Bouchta, pas loin d’Oujda. Si Bouchta avait prononcé les mots de repentance que Dame Justice hollandaise attendait de lui – ce qu’il aurait fait s’il avait été seul avec le juge – il aurait cessé d’être l’homme, le vrai, le macho, le rajel, qu’il croyait être aux yeux de son compatriote. D’où son attitude suicidaire.

« L’enfer, c’est les autres », disait Sartre. Nous, on pourrait ajouter : « Surtout s’ils viennent du même village… »

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