La reine Christine contre-attaque

Dix mois après sa nomination controversée à la tête de l’Audiovisuel extérieur de la France – qui regroupe notamment RFI et France 24 –, Christine Ockrent, ex-star du journal télévisé et compagne de Bernard Kouchner, s’explique. Et revient, trente ans plus tard, sur un épisode critique de sa carrière : l’interview d’Amir Abbas Hoveyda.

Publié le 14 mai 2009 Lecture : 11 minutes.

« Eh ! Madame France 24, pourquoi on ne te voit plus à la télé ? » L’apostrophe d’une vendeuse à l’étalage, début avril, alors qu’elle flânait dans les allées du marché du Plateau, à Abid­jan, a fait plaisir à Christine Ockrent. À 65 ans, la petite dame blonde au regard bleu n’aime encore rien tant qu’être reconnue : professionnellement bien sûr, mais aussi physiquement, elle qui vécut toutes les gloires et les affres du statut terriblement précaire de star des médias. Quatre décennies d’une carrière intense, au cours desquelles elle a travaillé pour une dizaine de chaînes de télévision (dont trois américaines), cinq radios, quatre journaux et écrit une douzaine de livres, lui ont appris que, pour une femme, dans ce métier, l’humilité n’était pas forcément une vertu.

En juillet 2008, cette Bruxelloise de naissance, compagne d’une autre icône médiatique, Bernard Kouchner, avec qui elle forme depuis vingt-cinq ans un couple solide, a été nommée par Nicolas Sarkozy au poste sensible de directrice générale de France Monde, qui regroupe Radio France internationale, France 24, Radio Monte-Carlo et – partiellement – TV5 Monde. Le tout sous la tutelle de Matignon, avec un triple financement public (Bercy, Culture et Affaires étrangères) et en tandem avec le président de la holding, l’ex-publicitaire Alain de Pouzilhac. « Alain, c’est la vraie bonne surprise, dit-elle. Le Tout-Paris des persifleurs avait prédit qu’on allait se haïr et c’est exactement le contraire qui s’est produit. »

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Une complicité dont cette féministe assumée a bien besoin, tant son arrivée à la tête de l’AEF (Audiovisuel extérieur de la France) a été entourée d’un halo sulfureux. Femme de ministre, amie du chef de l’État, avec une réputation de réductrice de têtes à la fois admirée et redoutée, il n’en fallait pas plus pour que les syndicats, particulièrement à RFI, s’en émeuvent. Et pour que l’on passe l’essentiel à la trappe : Christine Ockrent est avant tout une grande professionnelle. Les mamans du marché d’Abidjan, elles, ne l’ont pas oublié…

Jeune Afrique : Depuis dix mois, vous vous êtes occupée en priorité de Radio France internationale, dont vous êtes la directrice générale déléguée. Dans quel état avez-vous trouvé la station ?

Christine Ockrent : Bon, quant aux contenus mais, pire, hélas, sur le plan social et financier que ce à quoi Alain de Pouzilhac et moi-même nous attendions. Beaucoup, parmi les quelque 1 400 salariés de RFI, n’ont qu’une très vague idée du budget de leur entreprise et des contraintes que cela représente. Quand on leur dit que nous sommes parvenus à convaincre le ministère des Finances de recapitaliser RFI à hauteur de 16,9 millions d’euros et que cette société bénéficie du premier budget de l’Audiovisuel extérieur de la France avec 130 millions d’euros, il s’agit là aux yeux de la majorité d’indications purement abstraites. Sans doute ne s’est-on jamais préoccupé sérieusement d’expliquer la situation aux salariés, ni de les informer. S’imaginer que le contribuable et l’État français vont continuer de financer les déficits année après année est illusoire. D’où notre démarche pédagogique auprès des personnels de RFI. 

Et le message passe ?

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Difficilement. Pour une raison très simple. Le plan de modernisation mis en place implique des décisions douloureuses que les précédentes directions n’avaient pu, su ou voulu prendre. Comme la suppression dans notre grille d’émissions de certaines langues, surtout européennes, dont l’usage sur RFI ne nous paraissait plus pertinent. 

Objectif : une réduction de 15 % de la masse salariale, c’est cela ?

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Un peu moins que cela. Mais je ne voudrais surtout pas donner l’impression que tout est négatif. Au contraire. J’ai découvert à RFI un outil fabuleux, avec des journalistes et des techniciens de grande qualité. Le problème est que cette maison a trop longtemps vécu en vase clos, avec une culture très particulière. C’est une radio peu écoutée en France. Les journalistes qui y travaillent ne bénéficient pas de la reconnaissance qu’ils méritent alors que l’audience demeure considérable en Afrique francophone – même si elle a tendance à s’effriter face à une concurrence de plus en plus vive.

Dès juillet dernier, j’ai mis en place des ateliers internes afin de décloisonner une société où les gens ignoraient souvent ce que faisait leur voisin. Nous avons installé, sous l’autorité de Geneviève Goetzinger, une nouvelle direction, dont le coût est moitié moindre que la précédente. Des promotions internes, puis une nouvelle grille des programmes en français ont suivi, avec du direct, des animateurs de tranches, de l’humour, de la société, de l’économie et une volonté assumée de conquérir un public jeune et plus féminin jusqu’ici absent de notre auditorat. Il a fallu pour cela se remettre en question, constater que RFI vivait depuis trop longtemps sur des contenus parfois obsolètes et considérer nos zones de diffusion comme des parts de marché. Une vraie révolution culturelle qui n’a pas toujours été aisée à mener. Mais c’était cela ou aller dans le mur. 

L’effet pervers, pour l’auditeur, de ce type de plan, ce sont des grèves à répétition.

Hélas, oui. Et c’est un phénomène largement incompréhensible pour ceux qui nous écoutent en Afrique. Les syndicats sont des partenaires à la fois légitimes et obligés de tout dialogue social, mais certains d’entre eux ont du mal à reconnaître les évidences. Au point de privilégier systématiquement une stratégie de blocage. 

Et au point de rendre public votre salaire annuel et celui d’Alain de Pouzilhac : 310 000 euros chacun.

Nos salaires sont alignés sur ceux des dirigeants de l’audiovisuel public. En outre, ils correspondent, en ce qui me concerne, à trois fonctions sur RFI, France 24 et la holding Audiovisuel extérieur de la France. Alain, quatre ; les mêmes plus TV5 Monde. Laisser entendre que nos émoluments sont imputés à la seule RFI est donc malhonnête. 

Pourquoi, dès lors, ne pas avoir remis les choses au point ?

Parce qu’il ne m’appartient pas de préciser la grille des salaires de l’audiovisuel public. Il suffit de s’informer. 

Vous êtes donc également directrice générale de France 24. Pour cette chaîne aussi, l’Afrique est un vrai marché.

L’Afrique, Maghreb compris, puisque nous venons de lancer dix heures d’antenne quotidiennes en arabe. Je dois dire que j’ai été sidérée par le succès de France 24 en Afrique francophone. Tous nos interlocuteurs, depuis la vendeuse du marché jusqu’au chef de l’État, nous l’ont dit : ils ont besoin de clés pour comprendre le monde et France 24 leur plaît. Je veux mettre plus d’Afrique sur France 24, ce qui signifie une meilleure couverture et plus d’expertise en faisant appel notamment au vivier de spécialistes de RFI. Notre diffusion sur l’Internet est également très importante : plus de cinq millions de visiteurs par mois. Et puis, bientôt, France 24 et RFI seront captées sur les téléphones portables grâce à l’accord que nous avons conclu avec le réseau Orange. 

Lors de votre passage à Abidjan, début avril, vous avez expliqué qu’il ne fallait pas « ressasser le passé ». Allusion à l’assassinat de Jean Hélène en octobre 2003 ?

Allusion directe. Je voulais dire par là que nous n’avons pas oublié ce drame, que le souvenir en demeure douloureux et que, depuis, les relations entre RFI et la Côte d’Ivoire ont été professionnellement et émotionnellement très compliquées. Pour autant, nous avons rouvert notre bureau d’Abidjan il y a plus d’un an et, lorsque le président Gbagbo nous a reçus, Bruno Minas et moi-même, je lui ai demandé de nouvelles fréquences et un nouvel émetteur à Yamoussoukro. Il n’est pas normal que la BBC en ait un et pas nous. 

Accordé ?

Vous connaissez le président Gbagbo. Il m’a répondu : « Ah ! Mais c’est parce que la BBC a été plus insistante que vous. » Cela dit, j’ai bon espoir. Il est important que tout se normalise et que nous puissions travailler en toute sérénité et en toute indépendance. 

Autre pays délicat pour RFI : le Rwanda. Vous n’y êtes plus diffusé en FM depuis près de trois ans, sur décision des autorités de Kigali.

Je compte me rendre bientôt au Rwanda. La ministre de l’Information nous a envoyé des signaux intéressants, avec notamment une proposition de partenariat, de la part de la meilleure radio de Kigali, Contact FM. Mon objectif, évidemment, est de rouvrir notre fréquence. 

Sur ce point, la politique d’apaisement du Quai d’Orsay à l’égard du Rwanda vous a ouvert la voie…

Pas nécessairement. Tout comme ma visite à Abidjan n’était pas destinée à préparer celle de Nicolas Sarkozy, contrairement à ce que j’ai pu lire. 

Laurent Gbagbo vous a-t-il demandé des nouvelles de votre compagnon, Bernard Kouchner ?

Au risque de vous décevoir, non. Que ce soit à Dakar ou à Abidjan, c’est en tant que Christine Ockrent que l’on me perçoit et que l’on me reçoit. Je trouve cela normal, légitime et réconfortant. 

Pourquoi réconfortant ?

Les quelques grincheux du microcosme parisien qui ont cru bon d’instruire contre moi un procès en sorcellerie lors de ma nomination comprendront. 

Était-ce vraiment scandaleux de se poser la question du conflit d’intérêts entre vous et le ministre des Affaires étrangères ?

Pas du tout. C’était même, a priori, sain. Et vous pensez bien que j’ai longuement réfléchi avant d’accepter la proposition du président de la République. Ce que je n’ai pas admis, par contre, c’est la nature des arguments utilisés. Aucun ne relevait de la sphère professionnelle. Personne n’a dit : « Ockrent est illégitime parce qu’elle est incompétente, parce qu’elle est une mauvaise journaliste, parce qu’elle ne comprend rien à l’international. » Non. On a répété : « C’est la femme de… » Et la messe était dite ! Eh bien, j’appartiens à une génération de femmes et de femmes journalistes qui se sont battues pour pouvoir dire « je ». Croyez-moi, c’est pour cela qu’après avoir beaucoup hésité j’ai dit oui à Nicolas Sarkozy. Depuis, je mets au défi quiconque de me démontrer que je suis intervenue dans un sens ou dans un autre auprès des rédactions de RFI et de France 24 à propos d’un sujet qui, de près ou de loin, pouvait concerner Bernard Kouchner. 

Quand on vous attaque, on attaque Bernard Kouchner. Et vice versa. Il suffit de lire le dernier livre de Pierre Péan.

C’est possible. Et c’est assez méprisable ; quant au monsieur dont vous parlez, je ne le lis pas et il ne mérite aucun commentaire. 

Bernard Kouchner disait il y a peu dans Jeune Afrique : « Si jamais il y avait conflit d’intérêts entre Christine et moi, c’est moi qui démissionnerais. » Pourquoi lui ?

Parce que c’est un homme de sa génération. Et de son éducation. 

Où vous situez-vous sur l’échiquier politique ?

Nulle part. Ce serait incompatible avec mon métier. Le journalisme, c’est le scepticisme permanent. 

Vous pouvez donc avoir une relation personnelle avec Nicolas Sarkozy, tout en conservant votre indépendance ?

En quoi est-ce contradictoire ? Je ne vous demande pas, à vous, si vous avez une relation personnelle avec telle ou telle personnalité politique. Cela ne me regarde pas. Tant que vos articles ne suintent pas la complaisance ou le parti pris, de façon flagrante ou masquée, vos amitiés ne regardent que vous. 

La liberté de la presse est-elle menacée en France ?

Ceux qui disent cela feraient bien d’aller faire un petit tour dans le monde, pour voir comment cela se passe ailleurs. Le problème de beaucoup de commentateurs parisiens, c’est leur myopie. Ils auraient grand besoin de s’aérer les idées. 

Vous avez fait, au milieu des années 1990, une incursion qui a tourné court dans la presse écrite, comme directrice de L’Express. Des regrets ?

Non, j’ai augmenté la diffusion de L’Express de 30 % en trois ans. J’ai tenté de revigorer une rédaction quelque peu alanguie. Et je me suis fait virer par le propriétaire de l’époque, Havas, parce que j’avais fait mettre en couverture une citation du Verbatim de Jacques Attali, attribuée à François Mitterrand, laquelle avait fortement déplu au président Chirac. Ce fut une expérience instructive. 

Êtes-vous toujours la présidente du comité éditorial du quotidien gratuit Metro ?

Non. Là aussi, expérience intéressante. Mais il a fallu faire des choix. 

Vous vous êtes fait connaître pour la première fois en France par un scoop très controversé. C’était en avril 1979 et vous étiez allée interviewer, plutôt rudement d’ailleurs, l’ancien Premier ministre du chah d’Iran, Amir Abbas Hoveyda dans une prison de Téhéran. Votre entretien a été diffusé et, un mois plus tard, Hoveyda était exécuté d’une balle dans la nuque par les gardiens de la Révolution islamique. Si c’était à refaire ?

[Long silence] Il faut d’abord rétablir les faits. Cet entretien, je l’ai obtenu grâce à Abolhassan Bani Sadr, alors ministre des Affaires étrangères de l’imam Khomeiny et qui, comme moi et comme Hoveyda, croyait encore que le droit et la raison l’emporteraient en Iran. Mon objectif était de donner la parole à un prisonnier politique de premier rang et qui en était privé. J’ai répété, c’est vrai, les mêmes questions souvent très directes à Amir Abbas Hoveyda, et ce qui, aux États-Unis, aurait été jugé comme du bon journalisme a été perçu en France comme du harcèlement. Le montage, serré, n’a pas arrangé les choses. Dans les semaines qui ont suivi, la révolution iranienne s’est brusquement emballée. Bani Sadr est sorti du premier cercle et Hoveyda a été condamné à mort à l’issue d’un simulacre de procès. 

Peut-on interroger quelqu’un qui n’est pas libre de ses réponses ?

Évidemment non. Mais tel n’était pas le cas d’Hoveyda. Il m’a dit ce qu’il voulait dire, avec les mêmes arguments que ceux qu’il allait développer au cours de son procès. C’était un juriste à la française, très pointilleux, un voltairien rationnel qui voulait s’exprimer et s’expliquer. 

Vous ne regrettez rien, donc…

C’est un souvenir lourd, une émotion récurrente. Mais je n’éprouve pas de sentiment de culpabilité. J’ai eu à faire, à l’époque, trois procès en diffamation, tous gagnés contre de soi-disant belles âmes qu’Hoveyda du temps de sa splendeur régalait au caviar et au champagne et qui avaient osé dire que mon interview avait joué un rôle dans son exécution. Comme si j’étais la complice de ses bourreaux ! Le journalisme, on l’oublie souvent, c’est aussi prendre des risques et aller sur tous les fronts où se joue l’Histoire. Ce n’est pas un dîner en ville où l’on ricane entre people. 

On vous a donné un surnom, lorsque vous trôniez sur les sommets de l’audimat à Antenne 2, TF1 puis FR3 : la reine Christine. Vous convient-il toujours ?

Je m’en passe volontiers. 

Pourquoi ?

Comme vous le savez, en France, les reines finissent parfois sur l’échafaud. 

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