Air Sénégal International : l’histoire d’un atterrissage forcé

Coactionnaire avec l’État sénégalais, Royal Air Maroc veut quitter au plus tôt le capital de cette filiale commune. Le divorce est imminent. Mais qui assumera le déficit record de 60 milliards de F CFA ?

Publié le 14 mai 2009 Lecture : 7 minutes.

Coup de tonnerre dans le ciel africain. Fin février, Royal Air Maroc (RAM) annonçait son retrait au plus tard le 30 juin 2009 du capital d’Air Sénégal International (ASI), sa filiale commune avec l’État du Sénégal. Depuis, les relations entre les deux actionnaires se sont dégradées au fil des jours jusqu’au dépôt de bilan d’ASI, le 24 avril. Ses deux derniers appareils sont cloués au sol. Cinq cents salariés sont menacés de chômage. Et dans la foulée, 1 000 passagers ont été acheminés dans l’urgence par les compagnies qui desservent Dakar. Plus de 60 milliards de F CFA de dettes cumulées (91,5 millions d’euros) pour un chiffre d’affaires de 70 milliards pour l’année 2007. Une créance de 10 milliards qui n’a guère de chance d’être recouvrée. Autant dire qu’ASI a du plomb dans l’aile. La survie de la compagnie est la priorité du tout nouveau ministre des Transports aériens, de l’Aménagement du territoire et des Infrastructures, Karim Wade.

Et le temps presse ! « Inacceptable et irresponsable », « décisions hostiles », « fautes graves de gestion », « inexplicable attitude d’animosité », « gesticulation médiatique »… Les arguments volent très bas entre les deux actionnaires d’ASI, RAM (51 % du capital) et l’État (49 %). Les deux camps sont à couteaux tirés. On est loin du début de la décennie, lorsque les deux partenaires convolaient pour créer la compagnie, le 2 novembre 2000. Le premier vol commercial d’ASI, le 23 février 2001, avait été salué comme le premier « partenariat Sud-Sud gagnant-gagnant ».

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L’enthousiasme initial a fait place à la méfiance et à l’hostilité. « Au départ, la volonté de la RAM était de s’appuyer sur une compagnie de l’Ouest africain pour en capter le trafic à l’international et l’acheminer depuis son hub de Casablanca vers le Moyen-Orient, l’Europe ou les États-Unis. Quand une entreprise ne peut se développer par ses propres moyens, elle cherche des partenaires. Toutes les compagnies le font. Est-ce que cette stratégie a été clairement comprise par la partie sénégalaise ? Rien n’est moins sûr », s’interroge Cheikh Tidiane Camara, président du conseil de surveillance d’Ectar, un cabinet conseil spécialisé dans l’aérien.Mais il est bien tard. Après avoir déposé le bilan le 24 avril, le directeur général d’ASI, Fouad Boutayeb, détaché par la RAM, a juridiquement quinze jours pour proposer un plan d’apurement du passif. Soit jusqu’au 10 mai environ. À partir de là, le tribunal peut prononcer la liquidation pure et simple d’ASI. Ou bien, plus probablement, nommer un expert pour tirer les comptes au clair. Mais avant même que la justice ne tranche, le divorce est consommé. La dernière tentative de négociation menée au sein d’une commission mixte, qui s’est tenue du 29 avril au 1er mai, à Dakar, s’est soldée par un échec. Pendant trois jours, la RAM, emmenée par le numéro deux, Abderrafia Zouiten, et l’avocate du groupe, Maria Benhini, ne s’est jamais entendue avec la délégation pilotée par Ibrahim Cheikh Diong, ministre conseiller du président de la République, et Thierno Mademba Guèye, le directeur de cabinet de l’ex-ministre des Transports.

Deux logiques contraires.

Lors de cet ultime round, la RAM a posé comme préalable son départ immédiat de la gestion et du capital social de sa filiale. En échange, elle s’engageait à détacher deux assistants de gestion, à louer pendant trois ans deux Boeing 737-500 tout en en assurant la maintenance et à céder pour un franc symbolique la créance en compte courant de 10 millions d’euros, qui correspond à de l’argent frais versé par la RAM en 2007. « Inacceptable », a jugé le Sénégal. Il réclame notamment un audit sur la gestion de la compagnie par l’actionnaire majoritaire. Car, aujourd’hui, la confusion entoure la santé financière d’ASI. De 2004 à 2006, le chiffre d’affaires serait passé de 55 milliards à 77 milliards de F CFA. Mais les derniers comptes arrêtés et approuvés par le conseil d’administration datent de 2006 ! Ceux de 2007 comme ceux de 2008 ne sont pas encore connus de l’actionnaire sénégalais.

Le regard d’un expert indépendant ne sera pas inutile. Alors qu’un état prévisionnel laissait présager un excédent de 300 millions de F CFA en 2006, l’exercice s’est soldé par un déficit de plus de 12 milliards de F CFA. Entre-temps, des factures de la maison mère marocaine (maintenance, pièces de rechange…) datées de 2002 à 2004 et qui n’avaient jamais été comptabilisées sont apparues dans les comptes de 2006. Ce qui laisse planer un doute sur les exercices précédents présentés comme rentables par la direction générale d’ASI, composée pour l’essentiel de cadres détachés par la RAM. « Nous n’avons jamais occupé de poste à signature », regrette le camp sénégalais.« Je n’ai jamais cru à cette coopération, analyse Cheikh Tidiane Camara. Quand une compagnie aérienne et un État nouent un partenariat, c’est une source de problèmes dès le départ. Ils se font concurrence et leurs stratégies sont incompatibles. L’entreprise obéit à un objectif de rentabilité pure et n’a aucun intérêt à faire émerger un concurrent. De son côté, l’État du Sénégal a eu l’ambition tout aussi légitime de voir “son” pavillon national se développer à l’international et prendre la place d’Air Afrique. »

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Marché de dupes ? En tout cas, deux logiques contradictoires. Peut-être que la RAM a appliqué de manière trop rigide pour son coactionnaire public les exigences de gestion d’un groupe privé avec la volonté permanente d’assurer la rentabilité de sa filiale et de pousser la logique de groupe (mutualisation de la maintenance…). Au risque de susciter l’incompréhension de son partenaire sénégalais. Ce dernier n’a peut-être pas voulu accepter qu’il n’était que l’actionnaire minoritaire d’une filiale de la RAM. Et que son rêve de créer une compagnie portant son étendard à l’international ne pouvait se concrétiser dans ces conditions. Excès de naïveté ?

C’est un fait. Les récriminations entre les deux actionnaires sont nées dès l’origine. Dans la corbeille de mariée d’ASI, le Sénégal a apporté les droits de trafic, évalués à 3,5 milliards de F CFA. De son côté, la RAM a fait cadeau d’un Boeing 737-200, estimé à 3,7 milliards de F CFA. La maintenance de l’appareil de vingt ans d’âge a été facturée au cours de ses trois ans d’exploitation par la maison mère à sa filiale à un montant de 3,5 milliards de F CFA. À l’arrêt depuis 2004, le Boeing stationne depuis dans un hangar de la RAM aux frais de sa filiale.

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La situation se dégrade puis dégénère à partir de 2006. Le 25 octobre de cette année, le groupe de Driss Benhima exige de sa filiale qu’elle ferme ses lignes vers Accra et Monrovia. Et, alors que l’Italie possède la deuxième communauté de Sénégalais à l’étranger, il lui impose d’arrêter sa liaison sur Milan le 23 mars 2007. Autant de destinations rentables pour ASI, abandonnées au profit de la RAM. Désormais, cette dernière dessert toutes les destinations d’ASI dans la sous-région (Bamako, Abidjan…) alors que sa filiale ne peut atterrir à Casa.

Devant l’ampleur des différends et face à des pertes qui s’accumulent, l’État a affiché en octobre 2007 sa volonté de reprendre le contrôle de la compagnie. Une décision sans lendemain. « La répétition périodique de cette annonce a induit pour ASI une navigation à vue sans aucune visibilité, préjudiciable à ses équilibres économiques et à sa crédibilité », accuse la partie marocaine. « Tout acheteur doit disposer des comptes pour établir la réalité de ce qu’il acquiert. Or la RAM ne nous a jamais donné de comptes », lui rétorque-t-on.

Le Politique à la rescousse

Un dialogue de sourds. L’année 2008 n’a pas failli à la tradition. Tous les ans, l’État du Sénégal attribue l’exclusivité du transport des pèlerins à ASI, un marché de 8 milliards de F CFA. Sauf en 2008, où, regrette la RAM, les autorités ont retiré à sa filiale « cette opération sans motif et sans préavis pour la confier à une agence de voyages », la saoudienne Zam Zam.

De son côté, le groupe de Driss Benhima a porté sur la place publique le non-paiement des affrètements de l’État, évalués à 2,5 millions d’euros, ainsi que les 1,5 million d’euros d’excédents de TVA perçus par l’administration. « Le Trésor public a payé les affrètements de l’État sénégalais la semaine dernière », précise-t-on à Dakar.

Aujourd’hui, les deux parties rendent coup pour coup. Difficile d’imaginer une séparation amiable. Mais la recherche d’une fin de conflit honorable pour les deux actionnaires pourrait naître sur le terrain politique, diplomatique et fraternel par des discussions au sommet des États. Reste que le mal est fait. « Ce partenariat Sud-Sud célèbre dans toute l’Afrique est un échec pour tout le monde, le Maroc, le Sénégal et l’ensemble de l’Afrique, qui donne une nouvelle fois la preuve de son incapacité à coopérer », conclut Cheikh Tidiane Camara.

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