Petit pays, grande influence

L’émirat gazier, qui affiche une insolente prospérité économique, s’est imposé comme un acteur de poids sur la scène diplomatique régionale. Au grand dam des Saoudiens.

Publié le 19 mai 2009 Lecture : 6 minutes.

Le Qatar est un pays neuf. Son expansion économique – le PIB de l’émirat a été multiplié par quatre en cinq ans pour atteindre aujourd’hui 116,8 milliards de dollars – est visible à l’œil nu : la plupart des hôtels cinq étoiles de Doha n’existaient tout simplement pas il y a deux ans. La crise financière, qui a ravagé Dubaï ou le Koweït et provoqué l’arrêt de bon nombre de grands projets, semble ne pas avoir atteint les rivages tranquilles de la baie de Doha. Il ne faut pas chercher très loin les raisons de cette insolente prospérité : le pays recèle les troisièmes réserves mondiales de gaz naturel et a accumulé des excédents considérables entre 2000 et 2008, quand les hydrocarbures étaient au plus haut. Les besoins en équipements, en infrastructures et en logements induits par l’extraordinaire accélération du rythme de sa crois­sance sont encore loin d’être pourvus. Les autorités ont d’ailleurs prévu 142 milliards de dollars de dépenses publiques d’ici à 2014. 

Positionnement décomplexé

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Avec pareille manne, beaucoup se seraient lancés, à l’instar de Dubaï, dans une folle course aux superlatifs, et auraient entrepris d’édifier qui la tour la plus haute de la Terre, qui le plus grand aéroport du monde, qui le plus grand stade de l’univers. Pas les Qataris. Et les choix stratégiques arrêtés au lendemain de l’accession au pouvoir de Cheikh Hamad Ibn Khalifa Al Thani, en juin 1995, s’ils témoignent d’une ambition évidente, paraissent frappés au coin du bon sens. Et de la prudence. « La différence entre Dubaï et le Qatar, outre le tempérament plus extraverti des premiers, c’est que Dubaï n’avait pas le choix, explique un analyste financier koweïtien. Les Émiratis ont ouvert leur économie aux quatre vents et misé sur la finance, le tourisme et l’immobilier pour drainer toutes les liquidités de la région, car ils disposaient en réalité de très peu de fonds propres. La fuite en avant était donc leur seule option. Les Qataris, eux, sont immensément riches. Et ont un allié précieux : le temps. Comme dans la fable du lièvre et de la tortue… »

La singularité qatarie réside finalement moins dans son modèle économique que dans un positionnement diplomatique improbable et décomplexé. Le pays, qui a accédé à l’indépendance en 1971, en même temps que Bahreïn et les Émirats, est aujourd’hui incontournable sur la scène arabe. Et pratique avec bonheur la diplomatie du grand écart. Voisin compréhensif de l’Iran, le Qatar est l’un des plus solides alliés régionaux des États-Unis. Meilleur soutien arabe (avec la Syrie) des islamistes palestiniens du Hamas, il entretient des contacts suivis avec Israël – l’État hébreu dispose d’ailleurs d’un « bureau de représentation commerciale » à Doha (dont les activités ont été gelées depuis la guerre de Gaza). L’émir et son épouse, la très influente Cheikha Mozah, dissimulent à peine leurs penchants modernistes. Mais cela ne les empêche pas d’offrir l’asile à tout ce que l’internationale islamiste compte de parias : le cheikh Youssef al-Qaradhawi, figure de proue des Frères musulmans égyptiens, devenu téléprédicateur vedette d’Al-Jazira, Abbassi Madani, l’ancien leader du Front islamique du salut (FIS) algérien, exilé à Doha depuis plusieurs années, des rebelles tchétchènes. Ou, dans un autre registre, la veuve de Saddam Hussein, Sajida…

Qualifié d’hypocrite par ses détracteurs saoudiens, cet équilibrisme diplomatique a permis aux Qataris de se rendre indispensables. Imaginé par Cheikh Hamad Ibn Jassem Al Thani, le Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, il se nourrit de contradictions qui sont aussi celles de ce micro-État grand comme la Corse mais dont la population indigène représente moins de 300 000 âmes. Encerclés par deux mastodontes aux visées hégémoniques assumées, l’Arabie saoudite et l’Iran, les Qataris vivent dans la crainte perpétuelle de l’invasion. Personne n’a vraiment oublié la mésaventure des Koweïtiens, avalés par les Irakiens un beau matin d’août 1990. Ni les incidents de septembre 1992, quand un conflit frontalier avec les Saoudiens avait failli dégénérer. Bilan : trois morts côté qatari et une grosse frayeur. La présence d’une base américaine, la base d’Al-Udeid, qui abrite 8 000 hommes, répond donc d’abord à un impératif de sécurité : sanctuariser le territoire et mettre les immenses ressources gazières offshore du pays à l’abri des convoitises tant iraniennes que saoudiennes.

Toute l’habileté des Qataris a consisté, une fois cet acte posé, à faire oublier au plus vite ce pacte avec l’Amérique de Bush. De fait, au Qatar, les Américains font profil bas. Ils sont pratiquement invisibles en ville. L’existence d’Al-Jazira, canal de communication privilégié d’Al-Qaïda, qui abreuve la chaîne de Doha d’enregistrements audio ou vidéo de Ben Laden, Zawahiri et consorts, suffit à les prémunir contre une action hostile de la mouvance djihadiste. Enfin, par quelques gestes bien sentis, comme l’invitation adressée par Cheikh Hamad au président Ahmadinejad pour assister au sommet du Conseil de coopération du Golfe (CCG), en décembre 2007, ou son refus de s’associer à une résolution du Conseil de sécurité condamnant la poursuite du programme nucléaire iranien, le Qatar a pour l’instant évité de braquer Téhéran. 

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Médiations tous azimuts

Cet art de concilier les contraires et cette faculté de pouvoir parler à tout le monde ont été intelligemment mis au service d’une stratégie d’influence, qui, au final, a considérablement renforcé la visibilité internationale de l’émirat. Le Qatar est ainsi devenu un émissaire presque obligé dans la crise libanaise et s’est dépensé sans compter pour parvenir à réconcilier nationalistes palestiniens du Fatah et islamistes du Hamas. Un rôle qui incombait traditionnellement aux « Grands » du monde arabe, les Égyptiens et les Saoudiens. Aidés par leur carnet d’adresses bien rempli et par un carnet de chèques qui ne l’est pas moins, les Qataris ont su s’inventer un rôle de médiateur au sein d’une « famille » arabe de plus en plus minée par les divisions. Et c’est « tout naturellement » vers son ami Cheikh Hamad que le président français, Nicolas Sarkozy, s’est tourné en juillet 2007 pour aider à la libération des infirmières bulgares prises en otages par la Libye, ou, dernièrement, pour transmettre « des preuves de vie » aux proches du soldat franco-israélien Gilad Shalit, prisonnier du Hamas depuis juin 2006. Enfin, l’émirat a abrité par deux fois des négociations entre le Soudan d’Omar el-Béchir, visé par un mandat d’arrêt international, et le Tchad. La dernière rencontre, le 3 mai, a abouti à un éphémère accord de non-agression entre les deux frères ennemis.

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La guerre de Gaza a néanmoins amené les Qataris, perçus jusque-là comme d’habiles intercesseurs, à radicaliser leurs positions et pourrait marquer un tournant diplomatique. Doha, surfant sur l’émotion de la rue musulmane, a pris la tête d’une coalition pro-Hamas et convoqué un sommet arabe extraordinaire, le 16 janvier, qui a prôné la suspension de l’initiative arabe de paix, inspirée par Abdallah d’Arabie saoudite et adoptée par la Ligue arabe en 2002, à Beyrouth, ainsi que « toutes les formes de normalisation avec Israël ». Une réunion soutenue par la Syrie, mais boycottée par les Saoudiens, les Égyptiens, les Tunisiens ou les Marocains, qui ont préféré se rendre, le même jour, au Koweït, pour un sommet économique.

Vécue au Caire et à Riyad comme une provocation, la démarche de Cheikh Hamad lui a valu un indéniable surcroît de popularité tant à l’intérieur de ses frontières que dans l’opinion arabe. Assez risquée, elle pourrait se révéler payante à terme. Car elle a réaffirmé la centralité du Hamas sur la scène palestinienne. Une idée à laquelle la nouvelle administration américaine, qui plaide désormais pour une réconciliation des factions palestiniennes, semble en passe de se rallier.

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