L’Inde veut doubler ses échanges avec l’Afrique
Moins visible et moins médiatisée que celle du concurrent chinois, la stratégie indienne de conquête des marchés africains n’en est pas moins déterminée. Un mouvement réfléchi, porté par le secteur privé.
Bientôt, les passagers du train Dakar-Thiès devraient voyager… indien. Début avril, une équipe du ministère sénégalais des Transports a signé plusieurs contrats à New Delhi, avec des fournisseurs de rames et de pièces de rechange pour une somme avoisinant les 7,5 milliards de F CFA (15 millions de dollars). La facture est salée pour Petit train de banlieue SA – la société qui exploite la ligne, dont le capital est détenu par l’État –, mais la compagnie a le temps de voir venir : une ligne de crédit à taux préférentiel a été mise à sa disposition par l’Exim Bank indienne. En cas de difficultés de remboursement, elle pourra même négocier directement avec son créancier : en février 2008, la banque d’import-export du sous-continent a choisi Dakar pour implanter son deuxième bureau africain (le premier ayant été créé en Afrique du Sud).
La modernisation de la ligne Dakar-Thiès n’est ni le premier ni le plus gros investissement indien au Sénégal. Loin de là. En mars 2008, Indian Farmers Fertiliser Cooperative Ltd (Iffco), numéro un de la production d’engrais dans son pays, est venu à la rescousse des Industries chimiques du Sénégal (ICS), plombées par une dette de 200 milliards de F CFA (440 millions de dollars). Damant le pion au français Roullier, sur les rangs pour la reprise, le groupe indien a apporté 100 millions de dollars au capital, devenant ainsi, avec 85 % des parts, le premier actionnaire de ce qui fut le fleuron de l’industrie sénégalaise. L’arrivée d’Iffco s’ajoute à celle, en 2007, du conglomérat Tata, dont la filiale Tata Motors avait déjà fourni, deux ans plus tôt, 350 bus à la compagnie de transport urbain Dakar Dem Dikk.
70 % du pétrole indien importé
Les investisseurs indiens sont plus discrets que leurs concurrents chinois et ne déboursent pas encore des sommes astronomiques. Pourtant, ils avancent scrupuleusement leurs pions en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale et au Maghreb. Bien loin de leurs prés carrés de l’est et du sud du continent (Zimbabwe, Afrique du Sud, Tanzanie, Kenya, Ouganda notamment), où la diaspora de leur pays, qui a débarqué pendant la colonisation comme force de travail pour bâtir l’empire britannique, est encore nombreuse aujourd’hui (environ 1,5 million de personnes au total). Depuis que l’immense pays de Gandhi peut raisonnablement espérer faire un jour partie des toute premières économies de la planète, les terra incognita africaines se transforment en terrains de conquête. Plus discrète que celle de l’Empire du Milieu, leur stratégie est souvent jugée plus durable et plus constructive, moins prédatrice. « Quand l’Inde investit en Afrique, elle réfléchit sur des décennies et ne cherche pas un retour sur investissement immédiat », analyse un économiste spécialiste de l’Afrique de l’Ouest.
Avec une croissance de 8 % en 2008, 1,2 milliard d’habitants, des importations d’acier qui ont triplé en cinq ans, 70 % de la consommation pétrolière du pays achetée à l’étranger, la machine économique indienne fait face à des besoins énergétiques colossaux. Mais ce n’est que récemment que les gouvernants indiens ont pris conscience que l’Afrique pouvait en partie les satisfaire. Et multiplient depuis deux ans l’organisation de rencontres censées dessiner le cadre d’un partenariat stratégique. En octobre 2007, le Premier ministre Manmohan Singh s’est rendu au Nigeria, effectuant ainsi la première visite d’un chef du gouvernement indien en Afrique depuis celle de Jawaharlal Nehru, en 1962 ! Il y eut ensuite le premier sommet Inde-Afrique, en avril 2008, à New Delhi, auquel participaient quatorze chefs d’État ou de gouvernement du continent, ou encore un forum Afrique centrale-Inde, fin mars dernier, à Brazzaville.
Si des accents fraternels, sur un air de « coopération Sud-Sud », sont donnés à toutes ces rencontres politiques, il ne faut pas s’y tromper : « L’Inde a besoin de sécuriser ses approvisionnements pour sauvegarder son développement, explique l’ancien diplomate Ramesh Mulye, actuellement conseiller à la Confédération de l’industrie indienne. C’est pour cela qu’elle a commencé à s’intéresser à l’Afrique. » Le choix d’Abuja par Manmohan Singh n’est pas innocent : premier producteur de pétrole du continent et premier partenaire de New Delhi en Afrique de l’Ouest (10 milliards de dollars d’échanges commerciaux en 2008), le Nigeria fournit 11 % des importations pétrolières indiennes. Le groupe pétrolier public ONGC Videsh y détient des permis d’exploitation.
70 milliards de dollars en 2012
Faire de l’Afrique un partenaire économique est aujourd’hui un objectif politique officiel en Inde. « Compte tenu des opportunités qui existent des deux côtés, le commerce entre l’Inde et l’Afrique pourrait facilement être porté à 70 milliards de dollars d’ici à cinq ans (contre 36 milliards en 2008, NDLR) », a lancé, le 23 mars, le ministre indien des Affaires étrangères, Pranab Mukerjee. « Le secteur privé indien n’a pas attendu que le gouvernement crée un partenariat stratégique avec l’Afrique pour s’y lancer », complète Akhsai Fofaria, avocat au cabinet Herbert Smith, grand connaisseur des dossiers africains.
C’est la marque de fabrique des investissements indiens en Afrique : ils sont pour la plupart privés. Taurian Resources, coté à Bombay, qui explore notamment l’uranium du Niger ; Tata Steel, qui a créé une filiale en Côte d’Ivoire pour exploiter le fer du mont Nimba, dans l’ouest du pays ; le constructeur automobile Mahindra, qui s’est lancé sur les marchés marocain et algérien… en sont autant d’exemples. Comme ArcelorMittal, qui a signé un protocole d’accord avec la Société nationale industrielle et minière, en Mauritanie, ou encore Infosys, qui vend des solutions informatiques aux banques du Nigeria. Dans tous les secteurs, mêmes ceux, stratégiques, des matières premières, des entrepreneurs pur jus se sont lancés sur le continent avec pour seule ambition de faire du business. Conséquence : « Les critères de décision sont plus durs, plus objectifs, dénués de considérations politiques », estime l’Ivoirien Michel Brizoua-Bi, avocat associé au cabinet Bilé-Aka, Brizoua-Bi et Associés, qui a été conseil de Tata Steel pour la signature du contrat, en décembre 2007, en vue de l’exploitation du fer du mont Nimba.
En clair, les investisseurs indiens privés exportent leur culture d’entreprise plus que leur culture politique, à la différence de leurs voisins chinois, dont les investissements sont toujours publics et donc négociés d’État à État. Au sein d’ICS, les représentants d’Iffco ne sont pas plus d’une dizaine – sur près de 2 000 employés –, mais ils occupent les postes stratégiques et dominent le conseil d’administration (10 sièges sur 12). « Les Indiens nous apportent la culture anglo-saxonne, note Alassane Diallo, directeur général des ICS. Cela se traduit notamment par le rôle plus important que joue le conseil d’administration. »
Différences juridiques
Préoccupés par la rentabilité des investissements, les businessmen indiens ont, auprès de leurs collègues africains, la réputation d’être durs en affaires. « Ce sont de très bons négociateurs, ils connaissent parfaitement leurs marchés et l’évolution des prix », se souvient un industriel mauritanien qui, à l’heure où le cours du fer battait des records, vendait de la ferraille à des clients indiens. Cette fermeté tient aussi à une certaine méfiance, résultat des différences entre droit francophone et droit anglo-saxon. « La langue n’est pas un problème, c’est au niveau du droit que se situe le fossé culturel, explique Michel Brizoua-Bi. Les Indiens ne connaissant pas encore bien les concepts juridiques francophones, ils sont méfiants. S’ils le pouvaient, ils incorporeraient les principes juridiques anglo-saxons aux contrats ! »
Avec leurs dollars, les investisseurs indiens apportent aussi leur savoir-faire. Itri Environnement, entreprise marocaine détenue en majorité par des actionnaires indiens, propose à ses clients – notamment mauritaniens, maliens et congolais (Kinshasa) – des solutions énergétiques recourant au solaire et au photovoltaïque. « Une expertise directement importée d’Inde », explique Christophe Couderc, directeur général. Dans certains contrats, la formation et le transfert de compétences donnent lieu à des clauses spécifiques. Une qualité souvent soulignée par ceux qui vantent les avancées du sous-continent indien. Il ne faut pas pour autant être angélique. « Tout dépend de la marge de manœuvre de la partie africaine dans la négociation », nuance l’avocat Michel Brizoua-Bi. Si, comme avec la Chine, le partenariat Inde-Afrique n’est pas encore « gagnant-gagnant », l’arrivée de nouveaux venus sur les marchés du continent est le signe de son attractivité et permet de faire monter les enchères.
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