Nul n’est prophète en son pays
Il aura fallu attendre les années 1990 pour que la littérature maghrébine soit reconnue à sa juste valeur chez elle et entre dans les programmes académiques, aux côtés des auteurs classiques égyptiens ou des monuments de la littérature occidentale. En Algérie et au Maroc, où la littérature d’expression francophone domine, les écrivains maghrébins sont la plupart du temps étudiés à l’université au sein de cycles de langue française, quand les sections de lettres arabes privilégient les auteurs moyen-orientaux. En Tunisie, les auteurs sont autant étudiés dans une langue que dans l’autre.
Des écrivains comme l’Algérien Kateb Yacine ou le Marocain Abdelkébir Khatibi sont aujourd’hui considérés comme des « classiques » et suscitent l’engouement des étudiants. « Il est vrai que nos élèves se tournent d’abord vers les auteurs très médiatisés comme Tahar Ben Jelloun ou Driss Chraïbi, qui ont une visibilité internationale », explique Mustapha Bencheikh, professeur et ancien doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de Beni Mellal, au Maroc.
Littérature francophone, souvent saluée par les médias français, elle n’en garde pas moins un profond enracinement au Maghreb. Le poète tunisien Moncef Ghachem le rappelle : « J’écris en français sans pour autant me couper de la réalité vivante de mon peuple. » Et c’est précisément ce qui plaît aux étudiants. Proche du quotidien et de l’imaginaire maghrébins, cette littérature est aussi une écriture du métissage et de la mondialisation.
Mais de nombreux progrès restent encore à faire pour institutionnaliser l’enseignement des auteurs maghrébins. En Algérie et au Maroc, contrairement à la Tunisie, les écrivains du Maghreb n’occupent qu’une petite place dans les manuels du primaire et du secondaire. On leur préfère les auteurs classiques du Moyen-Orient ou les géants littéraires français comme Victor Hugo. Tout repose donc entre les mains du professeur qui est libre de faire étudier tel ou tel auteur à ses élèves.
C’est d’ailleurs grâce au militantisme des chercheurs et professeurs de lettres que ces écrivains sont entrés dans les salles de cours et que les élèves ont pu se réapproprier une part de leur patrimoine culturel. En Tunisie, le Groupe de recherche sur la littérature maghrébine, fondé en 1992 et dirigé par l’universitaire Habib Ben Salha, a été précurseur sur la question. En se développant, l’enseignement des lettres maghrébines crée un cercle vertueux : les professeurs sont mieux formés sur ces thématiques, les élèves plus demandeurs et les auteurs valorisés dans leur propre pays.
Reste que pour la littérature en français le problème de la langue a tendance à devenir un obstacle. « Avec l’arabisation de l’enseignement, rappelle Mustapha Bencheikh, il est vrai que l’on note une baisse du niveau en français des étudiants. »
Souvent subversif, le roman maghrébin aborde tous les tabous, politiques ou sexuels, dans des sociétés où la liberté de parole est encore fragile. Les professeurs ont-ils alors des réticences à étudier des textes qui peuvent heurter leur public ? « Je ne le crois pas, répond Mustapha Bencheikh. Depuis quelques années, il y a, notamment en Algérie et au Maroc, une certaine ouverture vers l’interdit. »
La littérature carcérale, écrite par les victimes des années de plomb, est par exemple entrée très récemment au programme des étudiants marocains en lettres. Mais les enseignants restent prudents. Comme le reconnaît un professeur d’université algérien, « il y a parmi nos étudiants des personnes qui se réclament de l’islamisme et qui peuvent mal comprendre qu’on étudie telle ou telle œuvre. C’est là qu’intervient le travail de pédagogie de l’enseignant, qui doit parvenir à mettre en avant les qualités littéraires d’un texte ».
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