Donald Kaberuka : le banquier de l’Afrique face à la crise

À la veille des assemblées annuelles de Dakar et alors que le continent est frappé de plein fouet par le tsunami financier venu de Wall Street, le patron de la BAD explique pourquoi il demeure, malgré tout, confiant dans l’avenir.

Publié le 28 avril 2009 Lecture : 12 minutes.

Propos recueillis à Tunis par François Soudan et Samir Gharbi

« Chaque semaine ou presque, des pays qui ne faisaient plus appel aux aides d’urgence de la Banque depuis vingt ans nous sollicitent. En ces temps de crise, la BAD, c’est un peu le pompier de l’Afrique. Mais un pompier qui, après avoir éteint le feu, répare aussi les dégâts. » Dans son bureau présidentiel, au septième étage de l’« Agence temporaire de relocalisation » de la Banque africaine de développement, à Tunis, Donald Kaberuka prépare dans la fièvre ses prochaines assemblées annuelles de Dakar (du 10 au 14 mai). Une réunion d’ores et déjà placée sous le signe de la crise financière mondiale, dont l’impact sur l’Afrique a donné lieu à un rapport alarmiste auquel la BAD a largement contribué et qui a été remis aux dirigeants du G20, réunis le 2 avril à Londres.

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Après trois années de mandat plutôt sereines, l’architecte du « miracle » économique rwandais, qui fut l’inamovible ministre des Finances de Paul Kagamé avant de prendre la tête de cette banque panafricaine et multinationale (78 États membres) en septembre 2005, s’est transformé en urgentiste tout en maintenant le cap à long terme qu’il s’est fixé : conforter la crédibilité internationale de la BAD et renforcer sa visibilité sur le terrain. Pour cet homme de 57 ans, comme pour ses quelque 1 200 collaborateurs – un staff de qualité en expansion constante, réparti entre le siège et les 23 bureaux nationaux et régionaux –, l’heure est plus que jamais à la mobilisation.

Jeune Afrique : Les prochaines assemblées de la BAD, à Dakar, seront évidemment consacrées en grande partie à l’impact de la crise mondiale sur l’Afrique. Après le choc alimentaire, il y a un an, le tsunami financier ?

Donald Kaberuka : La crise, pour l’Afrique, est avant tout économique. Il n’y a pas eu jusqu’ici de faillites bancaires. Le problème est qu’elle frappe un continent vulnérable, encore trop dépendant de ses matières premières et où la croissance est fragile. Face à cette crise importée, le continent est pourtant mieux armé qu’autrefois. Il y a vingt ans, c’eût été la catastrophe. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr que les choses vont empirer. 

À condition que vous réunissiez d’urgence 106 milliards de dollars en capitaux extérieurs. C’est le chiffre que vous avez donné, lors du dernier sommet du G20 à Londres, pour permettre à l’Afrique de rétablir son rythme précédent de croissance. Y parviendrez-vous ?

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Croire que l’on peut absorber cette crise planétaire en se focalisant uniquement sur son aspect financier dans les pays développés ou émergents et en oubliant les pays pauvres serait une erreur. Ce n’est pas une affaire de chiffres, mais de volonté politique. Ce n’est pas moi, mais Dominique Strauss-Kahn, le directeur général du FMI, qui le dit : la crise, chez les riches, ce sont entre autres des emplois détruits. Chez les pauvres, ce sont des vies menacées. 

Comment y croire quand on sait que l’engagement pris par les pays du G8 à Gleneagles en 2005 de doubler leur aide à l’Afrique n’a pas été suivi d’effets ?

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Je serais plus nuancé. En termes d’effacement de dettes, la promesse a été tenue. En ce qui concerne l’aide publique programmable, il y a, c’est vrai, quelques difficultés. Mais je pense que la bonne volonté des membres du G8 n’est pas à mettre en doute. À preuve : l’augmentation très importante des ressources concessionnelles de la BAD et de la Banque mondiale, allant dans notre cas jusqu’à 50 %.

Pourquoi l’Afrique doit-elle encore solliciter l’aide des Européens, des Américains ou des Asiatiques, alors qu’à eux seuls le Nigeria, la Libye et l’Algérie totalisent plus de 200 milliards de dollars de réserves en devises ? N’y a-t-il pas un déficit préoccupant de solidarité africaine ?

Ne soyez pas aussi pessimiste. La BAD héberge depuis 1976 le Fonds spécial du Nigeria, mis à sa disposition par le gouvernement fédéral de ce pays et qui finance des projets dans les pays les moins nantis du continent. C’est le bon exemple à suivre. Que l’obligation de solidarité africaine soit respectée de manière aléatoire, c’est une évidence et ce n’est pas nouveau. Mais il faut aussi comprendre que les pays que vous citez ont leurs propres problèmes. 

Le Fonds spécial du Nigeria va-t-il, enfin, faire des émules ?

Je le souhaite. J’ai discuté de cette possibilité avec les dirigeants libyens lors de ma visite à Tripoli, il y a quelques mois. Ils n’ont pas dit non. 

Dans le document que vous avez remis au G20, vous demandez, à propos de l’aide allouée à l’Afrique, un allègement de la conditionnalité. N’est-ce pas contradictoire avec l’impératif de bonne gouvernance ?

Non. Ce que nous constatons depuis trente ans, c’est que le développement imposé de l’extérieur, ça ne marche pas. Tant que la population et le gouvernement du pays concerné ne se sont pas approprié les conditions du développement, tant que ce dernier n’est pas perçu comme une solution endogène, l’aide publique est souvent inefficace. Nous comprenons parfaitement que cette aide entraîne de notre part une obligation de résultats et une obligation fiduciaire. Mais il n’y a pas de bonne gouvernance possible s’il n’y a pas d’appropriation, par les pays, des programmes de développement. 

C’est une tendance à la mode chez les intellectuels africains, particulièrement anglophones, que de dire qu’il convient de profiter de la crise pour se passer définitivement de l’aide. Des livres ont été publiés sur ce sujet. Êtes-vous d’accord ?

Comment ne pas l’être ? Aucun pays au monde ne souhaite vivre éternellement sous perfusion, et nulle part l’aide n’a été conçue pour être pérenne. Cela dit, l’argument est ancien et ce n’est pas en le répétant qu’il gagne en crédibilité. Ce qui m’intéresse, moi, c’est une bonne utilisation des ressources provenant de l’aide publique au développement afin d’arriver très vite à s’en passer. Il y a déjà des résultats concrets enregistrés sur cette voie. Deux exemples. Le Cap-Vert tout d’abord, pays extrêmement pauvre au moment de son indépendance en 1975 et qui, trois décennies plus tard, est passé du guichet de l’aide pure – sous forme de dons – à celui de l’aide non concessionnelle – sous forme de prêts –, que ce soit auprès de la Banque mondiale ou de la BAD. Le Ghana ensuite. Au début des années 1980, la situation économique y était pire qu’au Zimbabwe aujourd’hui. Eh bien ce pays a levé 750 millions de dollars sur le marché international des capitaux en 2007, ce qui démontre la confiance que ce marché place en lui. 

La part des droits de vote au sein des institutions financières internationales comme le FMI, qui dépend actuellement de la détention d’actions et donc favorise les pays nantis, ne doit-elle pas être réexaminée ?

C’est évident. Il est tout à fait normal que les pays émergents et ceux en développement réclament une meilleure représentativité au sein du FMI, ne serait-ce que pour reconnaître leur importance systémique. Une réflexion est en cours à ce sujet et des propositions concrètes sont en voie d’élaboration. 

La communication africaine au G20 comporte un aspect nouveau et polémique. On exige la récupération des « richesses volées à l’Afrique » et l’élimination des « transferts de fonds illicites à partir du continent ». Qu’entendez-vous au juste par là ?

La crise financière actuelle est une crise de confiance, une crise de régulation, mais aussi une crise morale due à l’opacité des flux financiers. L’exigence de transparence est forte, mais elle est globale et concerne les riches autant que les pauvres. Il faut notamment que les grandes sociétés étrangères qui opèrent, par exemple, dans les secteurs extractifs se conforment à cette exigence. Quant à l’élimination des transferts de fonds illicites, cela ne devrait pas vous étonner. Qui, en Afrique, est pour la fuite des capitaux – lesquels, soit dit en passant, vont garnir les coffres des banques des pays riches et des paradis fiscaux ? 

Aucun pays africain ne figure sur la liste noire ou grise desdits paradis…

Tout à fait. Et cela en dit long sur le pseudo-risque africain pour les investissements. Des investisseurs ont perdu plus d’argent en un jour à Wall Street que sur le continent pendant des décennies. 

La transparence est-elle en progression en Afrique ?

Je le crois, oui. Même si elle est encore inégalement pratiquée. Et je ne suis pas le seul à le dire : Transparency International, les rapports de Doing Business et tous les observateurs objectifs le reconnaissent. L’Afrique d’aujourd’hui et celle d’il y a vingt ans n’ont rien de commun sur ce plan. 

La Banque des États d’Afrique centrale vient pourtant d’être secouée par un scandale : 16 milliards de F CFA de placements douteux sont partis en fumée. Ce n’est pas un bon signe…

Je n’ai pas de commentaires particuliers à faire sur cette histoire. Simplement une réflexion : par rapport à ce qu’ont perdu Wall Street et les banques des pays occidentaux, la somme dont vous parlez est relativement modeste. Dès lors, parler de scandale me paraît exagéré. Ou alors, comment qualifier les faillites dans les pays riches ? 

Apparemment, la BAD croit toujours dans la viabilité du Nepad, le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique. Simple méthode Coué ?

Effectivement, nous y croyons. Où est le problème ? 

Le Nepad a été lancé il y a huit ans. Depuis, c’est devenu un serpent de mer. On en parle encore, quoique de moins en moins. Et nul ne l’a vu à l’œuvre.

Qu’il y ait eu des ratés et des lenteurs dans la mise en œuvre du Nepad est une chose. Mais cela ne doit pas conduire à négliger la vision d’une Afrique intégrée, qui est à la base de cette initiative et qui a nourri des projets concrets, dont certains sont en cours de réalisation sous la houlette de la BAD. Exemples : la route trans­africaine Nigeria-Cameroun, le pont entre le Botswana et la Zambie en cours d’étude, ou le futur pont route-rail sur le fleuve Congo. Je crois qu’on est injuste envers le Nepad. Il ne faudrait surtout pas que les Africains renoncent à leur propre vision de l’avenir au profit d’une vision importée. 

Les regroupements régionaux à dominante anglophone, comme la SADC (Communauté pour le développement de l’Afrique australe), le Comesa (Marché commun de l’Afrique orientale et australe) et l’EAC (Communauté de l’Afrique de l’Est), fonctionnent mieux apparemment que leurs équivalents francophones. Pourquoi ?

Il faut nuancer. Les trois organisations que vous venez de citer collaborent de façon exemplaire pour la création d’un corridor Nord-Sud, impensable il y a encore dix ans. Mais je ne suis pas d’accord avec la totalité de votre comparaison. L’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) et la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) ont fait des progrès remarquables. La Communauté des États d’Afrique centrale est un peu en retard, c’est vrai, notamment en ce qui concerne les projets communs d’infrastructures. Reconnaissons qu’elle bénéficie de circonstances atténuantes. Cette région a connu des conflits terribles, dont elle commence à peine à se relever. 

Et l’Union du Maghreb arabe ?

Je me suis entretenu il y a peu avec son secrétaire général. La BAD travaille tout à fait normalement avec l’UMA. 

Donc, l’UMA existe bel et bien…

Vous en doutiez ? 

Disons que cela ressemble un peu au Nepad.

En tout cas, je témoigne que l’UMA existe. Je l’ai rencontrée et nous collaborons harmonieusement. 

Comment gérez-vous l’irruption de ces nouveaux partenaires que sont la Chine et l’Inde ?

Sereinement. D’autant que la Chine est tout sauf un nouveau partenaire. La seule ligne de chemin de fer qui ait été construite sur le continent depuis les indépendances, le Tanzam, est l’œuvre des Chinois au début des années 1970. Pour le reste, les Africains savent très bien où sont leurs intérêts. Ils sont parfaitement capables de faire leur choix entre les différentes offres. 

Les Occidentaux continuent à reprocher aux Chinois de leur faire de la concurrence déloyale…

C’est possible. Mais sont-ils bien placés pour formuler ces reproches-là ? Comme vous le savez, on reproche aussi beaucoup de choses aux bailleurs de fonds traditionnels. Cette querelle ne m’intéresse pas. Je le répète : nous sommes adultes et nous avons besoin de tout le monde pour progresser. 

Le Zimbabwe va-t-il remonter la pente ?

Oui. À condition que le climat politique s’apaise durablement et que la communauté internationale se décide à l’aider. Le plan de redressement proposé par le ministre zimbabwéen des Finances me paraît excellent, y compris la suspension de la monnaie nationale au profit du rand sud-africain et du dollar américain. L’inflation baisse au point que l’on parle aujourd’hui de déflation. Les investissements commencent à revenir, tout comme les transferts des émigrés. Je suis résolument optimiste. 

Et la Côte d’Ivoire ?

Même sentiment. Nous n’aurions pas proposé à nos gouverneurs, qui vont bientôt se réunir à Dakar, la tenue de nos assemblées annuelles en 2010 à Abidjan si nous étions pessimistes quant à l’avenir de ce pays. La Côte d’Ivoire a apuré sa dette vis-à-vis de la Banque mondiale, du FMI et de la BAD, ce qui démontre le crédit qu’on peut lui faire. 

D’ici à mai 2010, on peut espérer que l’élection présidentielle ivoirienne aura eu lieu…

Le calendrier électoral ivoirien est l’affaire des Ivoiriens. 

À quand le retour de la BAD dans son siège d’Abidjan ?

C’est une question de temps. Nous en discutons chaque année depuis notre départ en 2003. On en reparlera donc à Dakar. La Côte d’Ivoire est effectivement le pays siège de la Banque, décision prise lors de sa fondation en 1964. Le moment exact d’y retourner relève de la volonté souveraine des États membres. Aussitôt la décision prise, nous l’appliquerons. 

Le clivage entre anglophones et francophones existe-t-il toujours au sein de la BAD ?

La BAD a deux langues de travail, le français et l’anglais. J’encourage chacun de nos agents à maîtriser les deux. 

En tant qu’ancien ministre d’un pays – le Rwanda – qui a choisi l’anglophonie, on vous a un moment reproché de pénaliser les francophones. Mauvais procès ?

Tout cela relève de l’imagination. Arrêtons de créer des problèmes là où il n’y en a pas. La BAD est une institution multiculturelle dont la grande majorité des collaborateurs sont bilingues. Ce qui m’intéresse, c’est d’accroître chaque jour notre efficacité, notre présence sur le terrain et la qualité de nos résultats. 

Avez-vous des ennemis ?

Et vous ? Qui n’en a pas ? À ce niveau de responsabilité, on est souvent obligé de casser des œufs pour faire des omelettes. Ce n’est pas peut-être pas le meilleur moyen de se faire des amis mais c’est important pour la bonne marche de la maison. Il faut y aller sans états d’âme. 

Êtes-vous parfois découragé ?

Cela ne figure pas à mon programme. Un chef qui baisse les bras ne peut rien attendre de ses subordonnés. 

Votre mandat s’achève l’an prochain…

Mon premier mandat s’arrête le 1er septembre 2010, c’est exact. 

Et vous serez, bien sûr, candidat à votre succession.

J’ai été élu pour cinq ans, mandat renouvelable une fois. Ce sera aux actionnaires d’apprécier si mon travail mérite ou non d’être prolongé. 

Dans quel état la crise va-t-elle laisser l’Afrique ?

Cette crise n’est pas une fatalité. Tôt ou tard, elle se terminera. Ce qui importe, c’est que l’Afrique soit alors en position de redécoller. À condition que nous ne tirions pas les mauvaises leçons de cette épreuve, je suis confiant. Pour l’instant, nous sommes dans l’urgence. Il faut colmater les brèches, sauver ce qui peut l’être. 

Êtes-vous intervenu pour éviter que des projets d’envergure soient reportés, voire annulés ?

Nous avons à la BAD une cellule de suivi de la crise, forte d’une dizaine de personnes, qui ne se préoccupe que de cela. C’est pour cette raison aussi que nous mettons en place plusieurs facilités pour la trésorerie et pour le ­commerce ainsi que d’autres initiatives pour venir en aide aux pays en difficulté. Exemple : un très gros projet aéroportuaire en Afrique du Nord, dont le financement était quasiment bouclé et qui, au dernier moment, est en panne parce qu’un des partenaires s’est retiré [il s’agit de l’aéroport d’Enfidha, en Tunisie, NDLR]. On nous a sollicités, et nous avons augmenté notre participation. Je pense aussi à ce pays d’Afrique australe qui n’avait plus sollicité de prêt depuis une quinzaine d’années et qui, sous la contrainte, nous demande une aide budgétaire à laquelle nous allons donner suite [il s’agit du Botswana, NDLR]. Globalement, la BAD va faire passer le montant de ses concours aux pays africains de 5 milliards de dollars en 2008 à plus de 7 milliards en 2009. Face à la crise, la moindre des choses est que la Banque de l’Afrique réponde présent.

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