Un désert sous haute tension
Les grandes étendues de sable et d’épineux de l’est du pays abritent des camps de réfugiés et de déplacés. La zone est dangereuse, sillonnée par des bandits, pendant que les soldats du gouvernement, massés le long de la frontière, tentent de contenir la menace rebelle. Reportage.
Vaste étendue de terres désertiques et caillouteuses, déchirées par des pistes cabossées, l’est du Tchad, théâtre de quarante années de guerre, a été délaissé peu à peu par les Tchadiens partis s’installer dans des parties moins tourmentées de leur pays. Peuplé de nombreux réfugiés et déplacés, en proie à l’insécurité, la région est en revanche le lieu d’une imposante opération internationale, militaire et humanitaire.
Dès l’entrée de la ville d’Abéché, la métropole de l’Est, distante d’environ 800 km de N’Djamena, les bâches blanches qui servent d’entrepôts de vivres au Programme alimentaire mondial (PAM) donnent le signal. Cette ville sahélienne, faite de constructions en petites briques rouges aux toits de tôles et de cases en pisé coiffées de paille, constitue le poste avancé des quelque 40 organisations humanitaires, dont de nombreuses agences des Nations unies, qui œuvrent dans la région.
Abéché abrite le quartier général opérationnel de la Mission des Nations unies pour la République centrafricaine et le Tchad (Minurcat), qui a succédé à la force européenne, l’Eufor, le 15 mars. Son siège, un immense bâtiment blanc aux volets bleus, surmonté d’imposantes antennes paraboliques, fait face à l’aéroport et tranche par sa modernité dans le décor qui l’entoure. À bord de jeeps et de camions militaires couleur camouflage portant la bannière de l’ONU ou dans des 4×4 blancs frappés de divers sigles, militaires et personnels humanitaires se déploient, à partir d’ici, vers les autres grandes villes de l’Est : Farchana, Goz Beïda, plus au sud, ou Iriba, au nord. En tout cinq bases, plus une antenne à Birao, côté centrafricain. Leur mission : protéger les quelque 250 000 réfugiés soudanais et les 52 000 Centrafricains, ainsi que les 167 000 déplacés tchadiens. Ces populations, extrêmement vulnérables, sont réparties dans tout l’est du pays dans une zone de 280 000 km2, soit à peu près la taille du Burkina Faso.
Des forces de dissuasion
Les militaires étrangers assurent la sécurité dans toute la zone (une force essentiellement dissuasive). Seul le Détachement intégré de sécurité (DIS), unité spéciale formée de policiers et gendarmes tchadiens réunis sous bannière onusienne, peut exercer une mission de maintien de l’ordre à l’intérieur des camps. Composé de 850 hommes, le DIS est doté d’un mandat dont l’État tchadien et l’ONU n’ont pas la même interprétation. Les Nations unies, qui le financent, estiment que les éléments du DIS, autorisés à porter des armes, ne doivent en user qu’à titre dissuasif ou en cas de légitime défense. Cette approche irrite les autorités tchadiennes, qui voudraient voir un DIS plus offensif et avec une mission élargie.
Entre Abéché et Farchana, 142 km de routes chaotiques dans le sable et les épineux, Gaga, un grand camp géré par le Haut-Commissariat aux réfugiés, mais aussi plusieurs sites qualifiés d’« anarchiques » par le personnel humanitaire. Dans ces misérables cases en paille, les Soudanais qui ont fui leur pays pour échapper aux atrocités des djandjawids, les milices du gouvernement d’Omar el-Béchir, se sont regroupés selon leur communauté : Zaghawas, Massalits, Arringas… L’environnement est pourtant hostile, peu de ressources et une insécurité permanente, razzias, meurtres, la région souffre à la fois des incursions rebelles – aujourd’hui contenues – et du banditisme.
La présence humanitaire est à nouveau visible dès l’arrivée à Farchana. C’est ici que Bernard Kouchner, le ministre français des Affaires étrangères, s’est rendu le 15 mars, à l’occasion du remplacement de l’Eufor par la Minurcat. La ville est elle aussi pavoisée aux couleurs bleu ciel de l’ONU, avec les bureaux du HCR, du PAM ou celui de la coordination des affaires humanitaires (Ocha). On y trouve aussi une « guest house », maison d’hôtes strictement réservée au personnel international et interdite aux locaux. Le « quartier des Nations unies » est situé à 5 km du premier camp de réfugiés. Entre les deux, une rivière, tarie en saison sèche mais qui gonfle pendant l’hivernage. Après chaque pluie, il faut attendre 2 à 3 jours pour pouvoir la traverser en 4×4 et arriver au camp.
Pour nous guider, Ali Abdoulaye Idriss, un responsable de la Commission nationale d’accueil et de réinsertion des réfugiés (Cnar), un organisme public tchadien qui est, en quelque sorte, l’œil de l’État sur les camps de réfugiés. Ce 9 avril 2009 est jour de distribution de vivres à Farchana. Le bâtiment où sont arrivés les vivres, doté d’une vaste cour clôturée de barbelés, est plein à craquer. Les hommes et les femmes font la queue pour recevoir la ration mensuelle de leurs familles. Ilyadé Djiramadié, coordinateur du secteur distribution, explique que la ration – céréales, légumineuses, huile, sucre, sel… – attribuée à chaque personne dépend de la taille de sa famille.
Installé depuis le 17 janvier 2004, le camp qui jouxte Farchana compte 21 200 réfugiés. C’est une succession de bâches couvertes de poussière et isolées les unes des autres par des clôtures de paille. Certains ont construit des cases en pisé avec du matériel fourni par le gestionnaire tchadien du camp, Bessou Colossou. Malgré toute l’assistance humanitaire, la vie reste difficile. « Nous avons trop de problèmes », confie Ali Abdallah Harun, 43 ans, résident depuis 2004 et chef du « village » appelé Chader Maadi, un carré qui abrite une quarantaine de familles. « Nos femmes ont du mal à trouver du bois de chauffe. La nourriture distribuée est insuffisante pour nous permettre de manger à notre faim. Avec les pannes récurrentes du générateur, nous avons des problèmes d’accès à l’eau potable », ajoute-t-il. Entre deux coups de fil, qu’il reçoit sur son téléphone portable, ce commerçant massalit ajoute, la gorge nouée et l’émotion palpable : « Nous suivons à la télé ce qui se passe au Soudan. Dès que la paix reviendra, nous rentrerons. L’exil n’est que souffrance. »
Il devra attendre un peu. Il suffit de s’approcher encore de la frontière soudanaise pour observer de près cette étrange « paix armée », ou « guerre froide », qui s’éternise. Ville tampon, Adré est située à 171 km d’Abéché, à 300 mètres de la frontière, et à 1 km d’Adikon, le premier village soudanais. Sur les collines qui surplombent la ville, chars, lance-roquettes, porteurs de bazookas… pointent leurs viseurs vers le Soudan. Ce déploiement impressionnant de porte-chars, camions, orgues de Staline, pick-up équipés de mitrailleuses, témoigne de la volonté du numéro un tchadien, Idriss Déby Itno, de prévenir les invasions, à partir du Soudan, de rebelles qui, en février 2008, sont arrivés jusqu’aux portes de son palais à N’Djamena. Pour empêcher tout accès à son territoire, le président a massé, le long de la frontière avec le Soudan, 15 000 hommes lourdement armés, répartis entre différentes localités : Birack, Adé, Amdjiréma, Tissi, mais aussi Adré. La préfecture de cette ville fortifiée, un bâtiment blanc à deux niveaux, fait face à la frontière soudanaise. À travers la baie vitrée du salon de la résidence du préfet, située au premier étage, on aperçoit d’énormes arbres verts, plantés… au Soudan.
Prolifération des armes
Le salon est décoré d’un poster qui montre Déby Itno en tenue de général 4 étoiles, turban autour du cou, marchant devant des troupes armées, avec en exergue « Mon pays – Ma liberté », un slogan à l’adresse des milliers d’hommes stationnés dans la ville. Pour protéger la préfecture, qui avait été pilonnée lors d’une attaque rebelle, une digue de sable a été érigée, afin d’empêcher qu’un véhicule puisse défoncer le bâtiment officiel en cas d’offensive. Entre le mur de la préfecture et ce « rempart », des militaires, dissimulés sous des bâches, à quelque 200 mètres de la frontière, armés et équipés de talkies-walkies, surveillent le moindre mouvement en face.
Au cours de la tournée de vingt-quatre jours à travers les villes de l’est du pays, qu’il a effectuée entre février et mars 2009, Idriss Déby Itno a passé deux nuits dans cette préfecture, et s’est installé dans une pièce contiguë au salon du premier niveau, à portée de canon du Soudan. Connu pour son courage, il a refusé de se plier à la consigne des chefs militaires qui lui recommandaient de dormir au lycée de la ville pour plus de sécurité. Le préfet, Oumar Bourkou, voit dans ce geste présidentiel le signe que « la situation est totalement sous contrôle sur l’ensemble de notre territoire national ».
« Depuis février 2008, plus aucune incursion rebelle n’est possible. S’il y a des actes de délinquance résiduelle commis par les djandjawids – agressions, vols de bétail… –, ils sont limités à des localités secondaires », explique-t-il.
Pour nous conduire vers le commandant en chef de l’opération, cet homme petit fend, tel un shérif, les larges artères de la ville, assis dans la cabine de son pick-up, dont l’arrière est rempli de gardes du corps lourdement armés. Installé au milieu d’une tente, à l’ombre d’un grand arbre, le général Daoud Ballo, 62 ans, a la poignée de main ferme et la parole rare. « Je suis ici pour assurer la défense nationale », répond-il laconiquement quand on l’interroge sur sa mission. Cet homme mince à la peau claire, Arabe originaire d’Arada, a vécu diverses batailles depuis 2004 (date à laquelle il a pris le commandement à Adré), notamment le bombardement de ses positions en février 2008 par des avions soudanais. Le général prévient qu’il n’entend pas baisser la garde « tant que la région ne sera pas totalement pacifiée ».
On quitte l’est du Tchad avec l’impression que, malgré la guerre larvée, la prolifération des armes et le banditisme, il existe un lien qui ne s’est jamais coupé entre les deux pays. Les civils continuent de franchir la frontière pour aller de part et d’autre. Le téléphone fixe à Adré est branché sur le réseau soudanais. Le Coca-Cola qui nous a été servi, tout comme beaucoup de produits de contrebande consommés à Adré, sont fabriqués au Soudan. Ces deux parties de la frontière ont un destin naturel : coopérer dans la fraternité.
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