Règlement de comptes en famille
Depuis le décès d’Eyadéma, la fratrie Gnassingbé se déchire. Les deux aînés, Faure, président, et Kpatcha, se sont toujours méfiés l’un de l’autre. Au lendemain d’une attaque violente contre son domicile, Kpatcha a été arrêté et accusé de tentative d’atteinte à la sûreté de l’État. Retour sur une saga familiale agitée.
Il reste beaucoup de mystère autour de l’opération anti-Kpatcha, mais une chose est sûre : le 12 avril à 22 heures, les militaires de la Force d’intervention rapide (FIR) qui ont fait irruption chez le frère du président n’avaient pas seulement l’intention de lui passer des menottes aux poignets. C’est au fusil d’assaut qu’ils ont attaqué la maison de Kpatcha Gnassingbé, dans le quartier Kégué, à Lomé. Comme ont pu le constater plusieurs journalistes le lendemain, trois pièces de la demeure ont été criblées de balles : le salon au rez-de-chaussée, et deux chambres à l’étage, dont celle des enfants. Et, selon la presse locale, l’attaque a fait au moins deux morts.
Comment l’ex-ministre de la Défense a-t-il réussi à échapper à ses assaillants ? Selon ses dires, dès qu’il a vu que sa garde était débordée, il s’est réfugié avec sa famille dans la chambre forte de sa résidence. Le commandant de la FIR, le colonel Félix Abalo Kadanga, lui a lancé à travers la porte blindée : « Excellence, rendez-vous, sinon on vous tue. » Kpatcha – toujours selon son témoignage – a alors réussi à joindre au téléphone Rock Gnassingbé, le seul vrai militaire en activité de la fratrie, celui qui commande une unité de blindés. Et de fait, Rock s’est rendu sur les lieux avec quelques véhicules militaires pour faire cesser l’assaut.
Pour autant, le député de Kara n’a obtenu qu’un court répit. Pendant quarante-huit heures, il a appelé tous azimuts, notamment chez Omar Bongo Ondimba et Blaise Compaoré. Il a pu parler aussi avec son frère Faure, qui l’aurait invité à venir le voir à la présidence. Méfiant, il n’a pas bougé. Le 14 avril au soir, nouvelle tentative d’arrestation. Cette fois, il s’est enfui avant l’arrivée des militaires et a foncé jusqu’à l’ambassade des États-Unis. À 4 heures du matin, il a été autorisé à entrer dans le premier sas de la chancellerie. Pas au-delà. Son téléphone à l’oreille, Kpatcha est resté assis pendant plus de trois heures, coincé entre les deux portes du sas.
Réveillée au milieu de la nuit, l’ambassadrice américaine, Patricia McMahon Hawkins, a alors demandé aux autorités togolaises quel serait le sort du fugitif en cas d’arrestation. « Il sera bien traité et aura toutes les garanties judiciaires », lui ont-elles répondu. À 7 h 30, le commandant de la gendarmerie togolaise s’est présenté à l’entrée de l’ambassade avec un mandat d’arrêt en bonne et due forme. Les Américains lui ont alors remis le député en fuite. Commentaire a posteriori de l’ambassadrice : « Cette affaire relève de la seule compétence interne des Togolais. »
Contre Kpatcha Gnassingbé, les accusations sont graves. « Complot et tentative d’attentat contre la sûreté de l’État », précise le procureur de la République, Robert Bakaï. Signe que l’affaire est sérieuse : le jour de l’assaut chez Kpatcha, le président a annulé au dernier moment un voyage en Chine. En clair, Faure Gnassingbé accuse son frère d’avoir voulu le renverser pendant son séjour à Pékin. « C’est faux, réplique l’ex-ministre de la Défense. Je n’ai rien à me reprocher. » Qui dit vrai ? Pour l’instant, les indices de coup d’État ne sont pas probants. Une dizaine d’officiers ont été arrêtés, dont trois de la gendarmerie, deux du régiment infanterie et un du régiment blindé. Parmi les personnes interpellées figure un autre demi-frère Gnassingbé, Essolizam, réputé très proche de Kpatcha. Tout un arsenal a été saisi au domicile de ce dernier et présenté à la presse le 16 avril. Un diplomate de la place s’interroge : « Pourquoi Faure aurait-il pris le risque de diviser son camp s’il ne s’était rien passé ? À défaut de coup d’État, il n’est pas exclu que des militaires aient fomenté une mutinerie pendant le voyage en Chine du président afin de permettre à Kpatcha de rétablir l’ordre et de devenir incontournable. » Subtil !
Tentative de putsch ou montage ? Seule certitude : la rupture entre les deux frères était dans l’air. Comme dans les tragédies grecques, tout remonte au jour de la mort de leur père, le 5 février 2005. Premier acte, Faure et Kpatcha sont dans l’avion qui transporte Gnassingbé Eyadéma en catastrophe vers Israël pour une ultime tentative de sauvetage. Pourquoi Faure et Kpatcha sont-ils à bord, et pas les autres membres de la nombreuse fratrie Gnassingbé ? Tout est là. Depuis quelques années, les deux frères sont des proches collaborateurs du chef de l’État togolais. Après des études d’économie en France et aux États-Unis, Faure, l’aîné, est devenu ministre des Mines et gère les biens de la famille. Avec un bagage universitaire beaucoup plus modeste, Kpatcha s’est imposé comme l’interface avec les militaires et dirige la très juteuse zone franche de Lomé. Visiblement, le « Vieux » prépare les deux aux plus hautes fonctions… Mais il n’a pas choisi.
Ce 5 février, le général Eyadéma meurt dans l’avion de la dernière chance. Après une escale à Tunis, on rentre donc au Togo. Et dès cet instant, le conflit se noue. À bord du Boeing 707 Togo 01, les deux frères parlent succession et, très vite, le ton monte. Aussitôt, la première dame intervient. Hubertine n’est la mère d’aucun des deux, mais elle a l’autorité de la première épouse. Elle réussit à calmer le jeu et à convaincre Kpatcha de s’effacer devant son aîné. Le même jour à 19 heures, deuxième acte. Les deux demi-frères arrivent à Lomé II et convoquent le haut état-major pour une cérémonie d’allégeance. Dehors, la résidence est entourée de blindés. Au cas où…
Faure est debout, dans le bureau de son père. Un à un, chaque officier supérieur s’avance vers lui, se met au garde-à-vous et déclare : « Désormais, Excellence, nous vous reconnaissons comme chef de l’État. » Kpatcha est à la droite de Faure. Après le salut militaire, chaque officier serre la main de Faure, puis celle de Kpatcha. Ce jour-là, Faure devient président, mais Kpatcha est de facto vice-président.
Pendant les trois mois qui suivent, les deux frères respectent une trêve. Le clan Gnassingbé n’est pas sûr de garder le pouvoir. Il faut donc se serrer les coudes. Faure est le gestionnaire présentable aux yeux de la communauté internationale. Kpatcha, lui, contrôle l’armée et dirige la répression qui s’abat sur l’opposition après la présidentielle d’avril 2005. Bilan : au moins quatre cents morts, selon l’ONU. Mais dès la victoire acquise, les tensions renaissent. Kpatcha réclame et obtient le ministère de la Défense. L’année suivante, il demande même le poste de Premier ministre. « Ce n’est pas possible. On ne peut pas mettre deux frères à la tête de l’État ! » réagit Faure. « Pourquoi pas ? Regarde les frères Kaczynski en Pologne », rétorque Kpatcha…
Depuis, la querelle n’a cessé de s’envenimer. Après son limogeage de la Défense en décembre 2007, Kpatcha, qui venait d’être élu à Kara, a tenté de prendre le perchoir à l’Assemblée. Son frère a déjoué la manœuvre. Ces dernières semaines, le député a même été soupçonné de vouloir créer une dissidence à l’intérieur du RPT (Rassemblement du peuple togolais) en vue de la présidentielle d’avril 2010. D’où peut-être la dernière explosion de violence.
Aujourd’hui, Faure Gnassingbé semble sortir renforcé du bras de fer. Apparemment, l’armée est de son côté. Il peut compter sur un homme clé du régime, le colonel Kadanga. En 2005, le chef de la FIR, qui est marié à une fille de Gnassingbé Eyadéma, a été au cœur de l’appareil répressif. Cela dit, l’attitude de Rock Gnassingbé pendant l’assaut du 12 avril montre que le chef de l’État ne peut pas franchir certaines limites au sein de la fratrie. Surtout, l’arrestation de Kpatcha est lourde de conséquences. Analyse d’un diplomate : « Faure a promis à l’administration Obama que Kpatcha serait jugé. Quoi qu’il arrive au procès, Kpatcha va donc rassembler des fidèles. Et le camp Gnassingbé va se diviser un peu plus. »
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