Qu’Alaa bénisse l’Egypte
Plus de 1 million d’exemplaires vendus pour L’Immeuble Yacoubian, presque autant pour Chicago, Alaa El Aswany enchaîne les succès. Et dénonce inlassablement la corruption et l’obscurantisme religieux qui minent l’Égypte. Interview.
Alaa El Aswany est le plus grand romancier égyptien du moment. Le plus connu. Sa célébrité dépasse les frontières de l’Égypte et du monde arabe, qui ont eu la primeur de ses romans d’amour sur fond de délabrement social et politique. Ses récits sont lus avec gourmandise. Et, pourtant, l’écrivain n’est pas très tendre avec son pays. Il attribue à ses personnages des propos souvent acerbes sur l’Égypte et les Égyptiens.
Mais l’image qui se dégage de ses livres est celle d’un pays magistral et ancien, grevé par la corruption, l’obscurantisme et le mépris des puissants pour les faibles et les asservis. L’espoir vient de ces derniers, à qui Aswany donne la parole dans ses romans (L’Immeuble Yacoubian, paru en français en 2006, et Chicago, 2007) comme dans ses nouvelles réunies sous le titre ironique de J’aurais voulu être égyptien (voir J.A. n° 2509). Entretien avec l’écrivain à l’occasion de son passage à Paris pour le lancement de la traduction en français de son nouveau recueil de nouvelles.
Jeune Afrique : Vous êtes un écrivain très populaire. L’Immeuble Yacoubian a été traduit en vingt-sept langues et s’est vendu à plus de un million d’exemplaires. C’est le livre le plus lu dans le monde arabe après le Coran…
Alaa El Aswany : Je n’aime pas beaucoup cette comparaison, car elle relève d’une vision orientaliste du monde arabe, qui, aux yeux de l’Occident, se réduit souvent à l’islam. Pardonnez mon immodestie, mais pourquoi ne pas comparer mon livre aux Mille et Une Nuits ou à l’œuvre de Mahfouz, qui a été, lui aussi, un auteur très populaire ? Mon deuxième roman, Chicago, va bientôt dépasser la barre symbolique du million d’exemplaires. À quoi comparerez-vous ce nouveau succès ?
On a d’ailleurs dit que vous êtes l’héritier de Mahfouz…
C’est une comparaison dont je ne me sens pas tout à fait digne. Mahfouz est un modèle. Il connaissait mon père. Je me souviens d’une discussion que nous avions eue en 1982, à Alexandrie. C’était avant son prix Nobel [1988, NDLR]. Quand il a compris que je voulais écrire, il m’a encouragé, tout en me prévenant que je ne devais rien attendre de plus de l’écriture que le plaisir qu’elle procure. Lui-même a toujours refusé l’argent, les postes prestigieux, de peur de se disperser. Sa fidélité à la littérature est quelque chose qui continue à m’inspirer.
Vos romans abordent sans tabou la sexualité et dénoncent l’hypocrisie religieuse. Quelles ont été les réactions des lecteurs et des autorités ?
J’ai eu quelques petits problèmes. Je dis « petits », étant donné que j’aborde dans mes livres tout ce qui peut irriter un rigoriste religieux ! Lorsque Chicago est paru en feuilleton dans Ad-Dastour, le plus grand quotidien égyptien indépendant, j’ai été assailli de courriers électroniques. Il y avait des félicitations, mais aussi des insultes et des menaces. Les extrémistes avaient du mal à digérer les libertés que mes personnages prenaient en matière d’amour et de sexualité. Des scènes d’amour entre un Égyptien musulman et une Américaine juive. Une jeune femme portant le voile qui s’interroge sur sa sexualité. Il y avait de quoi la faire condamner à la lapidation mille fois. D’ailleurs, un extrémiste m’adressait chaque semaine un avertissement par mail : « Si la jeune fille voilée a une relation hors mariage, prends garde à toi ! »
Vous définiriez-vous comme un écrivain engagé ?
La littérature est toujours engagée. C’est un engagement en faveur des valeurs humaines. C’est parce que je défends ces valeurs que je n’ai pas accepté que le Salon du livre de Paris célèbre, en 2008, l’anniversaire de la création de l’État d’Israël. Israël est un État coupable de crimes contre l’humanité. C’était une faute de mêler le politique et la littérature. Les écrivains israéliens valent beaucoup mieux que leur État. Cela est également vrai pour les écrivains arabes. Je refuse d’ailleurs systématiquement les invitations officielles à me rendre dans des pays arabes non démocratiques. Cela signifie que je ne puis mettre les pieds dans aucun pays arabe !
Vous avez écrit que, parmi tous les pays arabes, l’Égypte était le pays « le plus apte à accéder à la démocratie ». Vous y croyez encore ?
Oui, bien sûr. Il y a des raisons à cela, historiques, démographiques, politiques. La société civile égyptienne s’est formée dès le XIXe siècle, lorsque le pays s’est doté d’une Constitution, d’un Parlement, de partis politiques. Nous étions des pionniers. Les premières élections libres du monde arabe ont eu lieu en Égypte, au début des années 1920. Le Premier ministre de l’époque, Yehia Ibrahim Pacha, a lui-même proclamé les résultats des élections, qui ont été désastreuses pour lui-même et son camp.
Comment expliquer alors que la démocratie tarde à s’enraciner ?
L’explication est à chercher dans la situation stratégique de ce pays. Depuis Alexandre le Grand jusqu’à George Bush, en passant par Napoléon, les dirigeants des grands empires ont toujours voulu contrôler l’Égypte. Les puissances impérialistes, qui ont tour à tour exercé leur emprise sur ce pays, ne lui ont jamais permis d’être indépendant. L’expérience démocratique a toujours été tuée dans l’œuf car elle menaçait de renverser la tutelle extérieure. Il incombe maintenant à la société civile de couper le cordon ombilical avec les grandes puissances et d’affirmer son indépendance. Dix ans de démocratie suffiraient à l’Égypte pour devenir une puissance incontournable et voir son potentiel économique, géopolitique, culturel être pleinement exploité. Comme cela s’est passé pour l’Inde, par exemple, pays qui est un modèle pour tous les démocrates égyptiens.
Si le rêve démocratique devait se réaliser, seriez-vous prêt à assumer des responsabilités politiques ?
Non, catégoriquement non. Je n’ai aucune ambition politique. Je suis romancier et je veux rester fidèle à la cause littéraire.
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