Le contre-discours de Dakar

En visite au Sénégal, l’ex-candidate socialiste à l’élection présidentielle française a pris le contre-pied de Nicolas Sarkozy, dont l’intervention du 26 juillet 2007 fit polémique.

Publié le 15 avril 2009 Lecture : 9 minutes.

La fille de Ouakam n’a pas voulu manquer ce nouveau retour sur la terre qui l’a vue naître il y a cinquante-cinq ans. Un séjour sénégalais, du 4 au 9 avril, placé sous le signe d’un discours à haute teneur médiatique, mais aussi d’une posture de confrontation permanente et tous terrains avec Nicolas Sarkozy. Était-ce vraiment un hasard si, le jour même où Ségolène Royal débarquait à l’aéroport de Ouakam, l’ambassadeur de France, Jean-Christophe Ruffin, s’embarquait, lui, pour Paris ? Résultat : la présidente de la région Poitou-Charentes n’a pas mis les pieds dans les locaux de la Chancellerie française. Une première. Est-ce vraiment une surcharge de calendrier qui explique que le président Abdoulaye Wade ait finalement « reporté » sine die son audience du 6 avril à 12 heures, pourtant dûment confirmée par une lettre signée de son directeur de cabinet, avec l’ex-candidate socialiste ? C’est possible. Mais on n’empêchera pas l’entourage de cette dernière d’y voir l’ombre d’une influence élyséenne. En réalité et même si l’hypothèse d’une tentative de sabotage politique de son voyage à Dakar était exacte – ce qui demeure à prouver –, Ségolène Royal ne devrait pas s’en offusquer. À la guerre comme à la guerre en effet : le discours qu’elle a prononcé le 6 avril au siège du PS sénégalais se veut une réplique cinglante à celui du président français à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, il y a un peu moins de deux ans.

Préparé et débattu depuis un mois au sein de son association Désirs d’avenir, nourri de divers entretiens (avec l’altermondialiste malienne Aminata Traoré et le politologue français Jean-François Bayart notamment), enrichi au tout dernier moment de la touche qui fera mouche (la demande de pardon pour les propos de Nicolas Sarkozy), ce texte polémique a un parfum assumé de scandale. Si le discours de Dakar et le contre-discours se rejoignent souvent dans la critique de la colonisation, ils divergent fondamentalement sur la question de la repentance (lire p. 62 la réaction d’Henri Guaino, la « plume » de Sarkozy). Comme quoi, à propos de l’Afrique aussi, il existe bien deux France.

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Jeune Afrique avait publié, en son temps, l’essentiel de l’allocution de Nicolas Sarkozy. Voici de larges extraits de celle de Ségolène Royal.

« Pour le meilleur et parfois hélas pour le pire, nos destins ont été liés. Ils sont liés.

Le pire : ce fut l’esclavage, cette « déportation la plus massive et la plus longue de l’histoire des hommes », comme l’a écrit Christiane Taubira dans l’exposé des motifs de notre loi de 2001, qui reconnaît ce « crime orphelin » pour ce qu’il fut : un crime contre l’humanité.

Le pire : ce fut la colonisation dont une partie de la droite, dans un projet de loi, a essayé de nous faire croire, en 2005, qu’elle eut des « aspects positifs ».

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Voici ce que je disais en 2005 au ministre de l’Intérieur à ce sujet : « La vive réaction de nos compatriotes des Antilles vous a permis de mesurer l’offense faite à la République par la loi adoptée par votre majorité, qui promeut une lecture révisionniste de la colonisation et heurte, dans l’Hexagone comme en outre-mer, celles et ceux pour qui l’adhésion à la France ne peut s’inspirer que des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, bafouées hier par le colonialisme et aujourd’hui par les discriminations. L’honneur de la République, c’est la lucidité d’une histoire partagée dans une France accueillante à tous les siens. »

Permettez-moi d’être très claire. Qu’il y ait eu à cette époque des hommes et des femmes sincères et de bonne volonté, cela est sûr. Mais on n’a rien dit quand on n’a dit que cela. Le problème est que la colonisation fut un système. Ce système doit être condamné pour ce qu’il fut : une entreprise systématique d’assujettissement et de spoliation. Ses séquelles doivent être combattues sans fléchir.

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Les colonisés n’avaient pas le choix. Le travail forcé et le Code de l’indigénat étaient la règle. Et le mépris. Et le racisme. Et la violence d’un système qui fit ployer les uns sous le joug des autres. Je veux rendre honneur à ceux qui, dans toute l’Afrique, se sont battus et sont morts dans un combat qui était le combat des Africains, oui, et de toute l’humanité. Et je suis fière qu’il y ait eu en France des consciences pour s’insurger et des militants pour se porter aux côtés de ceux qui luttaient pour leur indépendance. Ceux-là défendaient nos valeurs quand la colonisation en était la négation.

Je crois que nous avons le devoir de poser les mots justes sur ce qui fut. Car les mots font plus que nommer : ils construisent la réalité et le regard qu’on porte sur elle. Nos plaies d’Histoire ne sont pas toutes cicatrisées. Le devoir de mémoire n’a pas besoin de permission. Chacun s’en acquitte avec la subjectivité et l’héritage qui est le sien. Ce dont, en revanche, nous sommes collectivement comptables et responsables, c’est du droit à l’Histoire et du devoir de vérité.

Ce droit à l’Histoire et ce devoir de vérité, c’est ce qui permet de regarder les faits en face et de partager un récit qui ne soit pas ressassement du passé mais moyen de le dépasser sans amnésie et de se projeter ensemble dans l’avenir.

Dans la dernière lettre qu’il a écrite à sa femme avant d’être assassiné, Patrice Lumumba a dit sa foi inébranlée dans l’établissement de la vérité historique : « L’Histoire dira un jour son mot. L’Afrique écrira sa propre histoire. »

Honneur aux maîtres de la parole qui conservèrent et transmirent. Honneur aux historiens de l’Afrique qui ont rappelé au monde que non seulement l’Afrique était le berceau de l’humanité mais qu’elle était, avec l’Asie mineure, le berceau de la civilisation humaine.

Honneur aux historiens de l’Afrique qui ont rappelé au monde l’existence des grands royaumes et des grands empires de l’Afrique. Honneur aux historiens de l’Afrique qui ont retracé les mille et une relations nouées bien avant la conquête, en des temps où le Sahara, la Méditerranée et l’océan Indien n’étaient pas des frontières mais des points de passage et de mise en contact.

Quelqu’un est venu ici vous dire que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire ». Pardon pour ces paroles humiliantes qui n’auraient jamais dû être prononcées et qui n’engagent pas la France.

Car vous aussi, vous avez fait l’Histoire, vous l’avez faite bien avant la colonisation, vous l’avez faite pendant, et vous la faites depuis. Et ce que Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire ont magistralement accompli avec le concept « négritude », vous l’avez poursuivi avec le mot « Afrique », cet étendard d’une dignité reconquise.

C’est pour cela que les œuvres des historiens Cheikh Anta Diop du Sénégal et de Joseph Ki-Zerbo du Burkina Faso constituent non seulement un sommet de la science, mais aussi un sommet de la lutte pour la liberté.

C’est pour cela qu’il était si important de démontrer comme ils l’ont fait que la Grèce ancienne devait tant à l’Égypte ancienne, qui, elle-même, devait beaucoup à l’Afrique. Ils ont montré que les langues africaines permettent le même déploiement de la rationalité humaine que les langues européennes. Il leur a souvent été reproché d’être partisans. En insistant sur leur engagement indépendantiste et panafricain, on a voulu mettre en doute la rigueur scientifique de leurs recherches. Mais aujourd’hui, chaque jour, les découvertes de l’égyptologie valident les thèses de Cheikh Anta Diop. Une certaine histoire européenne de l’Afrique a voulu dénier aux Africains la fierté d’être africains. Et, comme le pensait Lumumba, écrire c’est agir et agir c’est écrire.

Pour aujourd’hui, il est bon que se constituent autant que cela est possible des équipes mixtes de chercheurs africains et européens pour retracer le destin commun de l’Afrique et de l’Europe. Car c’est en élucidant ensemble les pages communes de nos histoires que nous pourrons écrire ensemble les pages communes de nos futurs.

Alors oui, il est temps que nous pratiquions davantage entre nous l’égalité vraie, loin des paternalismes, des misérabilismes, des ostracismes, loin des doubles langages qui masquent mal les doubles jeux. Oui, la France doit honorer sa dette à l’égard de l’Afrique et les Français doivent apprendre à l’école ce qu’ils ont reçu de l’Afrique. Quand notre territoire national fut envahi, l’Afrique fut un refuge et une aide pour les forces de la France libre. Les soldats africains ont contribué, sur tous les champs de bataille, à inverser le cours de l’Histoire. Le 8 mai 1945, sans l’Afrique et les Africains, jamais la France n’aurait retrouvé sa liberté.

Alors comment oublier la sanglante répression menée au camp de Thiaroye contre des tirailleurs qui réclamaient simplement le respect, leur dû et le droit de porter leurs galons car ils croyaient qu’à l’égalité du sang versé devait succéder l’égalité des droits ? Ils avaient raison. Il y a des mots que le peuple français doit au peuple sénégalais et à tous les peuples africains qui ont souffert pour nous et par nous, ce sont des mots simples mais puissants, trois mots que j’ai envie de dire ici en tant que citoyenne et élue de la République française : Pardon. Merci pour le passé. Et s’il vous plaît, pour l’avenir, bâtissons ensemble.

Je veux que nous ayons la force de reconnaître enfin tout ce que nous vous devons et tout ce que nous pouvons ensemble. Et c’est parce que j’aime la France, parce que je la crois suffisamment forte et généreuse, que je la veux capable de regarder son histoire en face. Je la veux capable d’assumer son devoir de vérité et son devoir de responsabilité.

Nous devons créer ensemble, à l’échelle de nos deux continents, une « commission Vérité du passé et avenir commun » qui aurait accès à toutes les archives civiles et militaires, qui accueillerait tous les témoignages et qui aurait pour mission de dire le vrai, de pacifier les mémoires et de recueillir tous les témoignages.

La France républicaine mérite aussi que cesse ce qu’on appelle – et on sait ce que cela veut dire – la Françafrique et l’opacité de décisions prises dans le secret de quelques bureaux.

Nos pays doivent inventer une relation fondée sur le respect et l’intérêt mutuel. Je veux une France du respect, dénuée d’arrogance, ouverte, mais exigeante sur la défense des libertés démocratiques partout où il le faut.

Il faut en finir avec cette idée fausse selon laquelle la démocratie et les droits fondamentaux n’auraient qu’un seul berceau, l’Occident. Dans une conférence donnée récemment par Stéphane Hessel sur l’histoire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont il fut l’un des rédacteurs, il avait donné la parole à Souleymane Bachir Diagne. Ce dernier rappelait que, dans la Charte du Mandé du XIIIe siècle, ce « Serment des Chasseurs » qui se voulait aussi adresse au monde, on trouve une définition toujours actuelle des droits de la personne humaine.

Je veux rendre hommage au Sénégal, au Mali, au Ghana, au Bénin, au Liberia, à tous les pays du continent qui ont su s’ouvrir aux transitions démocratiques. Surtout, je veux rendre hommage à tous ceux qui, jeunes et moins jeunes, fidèles aux idéaux qui guidaient leurs aînés au moment des indépendances, se battent pour faire vivre leurs droits à la liberté, à l’égalité et à la fraternité.

Pour nous, Français, cela veut dire que nous ne pouvons ni soutenir les dictatures ni jamais abandonner les démocrates. Le refus absolu de l’ingérence dans les affaires intérieures d’un pays souverain ne signifie pas que l’on s’abstienne de lui demander des comptes toutes les fois que cela est nécessaire. C’est cela le dialogue entre égaux.

Chers amis, la démocratie est un droit ; elle est aussi une chance. Je crois qu’elle est un facteur fondamental de développement économique et social. Partout où les citoyens prennent part aux décisions qui les concernent, les inégalités diminuent, et l’efficacité économique augmente. […] Nous devons favoriser toutes les initiatives pour faire de l’Afrique le continent du XXIe siècle. Faisons nôtre cette jolie phrase que j’ai entendue de la bouche des jeunes de Thiaroye : soyons solidaires comme les grains de l’épi de maïs, forts comme le baobab, courageux comme le lion. »

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