La torture en héritage

Un rapport du Comité international de la Croix-Rouge le confirme : à Guantánamo et ailleurs, Bush et ses acolytes ont infligé aux détenus islamistes des traitements « cruels, inhumains et dégradants ». La nouvelle administration doit-elle tourner la page ? Bien sûr, mais pas avant de l’avoir lue !

Publié le 7 avril 2009 Lecture : 6 minutes.

Il faut « tourner la page » des années Bush… Depuis son arrivée à la Maison Blanche, Barack Obama répète cette phrase comme un leitmotiv un brin incantatoire. Car le lourd héritage de huit années d’administration républicaine paraît chaque jour plus difficile à digérer. Et pas seulement dans le domaine financier.

De nombreux démocrates, au premier rang desquels Patrick Leahy, le président de la commission judiciaire du Sénat, agitent ainsi l’idée d’une « commission vérité » appelée à faire la lumière sur les méthodes utilisées par George W. Bush et les siens dans leur « guerre contre le terrorisme ». Des partisans d’un grand déballage public, en somme, auxquels le journaliste américain Mark Danner vient de donner un sérieux coup de main.

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Dans un long article de la New York Review of Books du 16 mars, celui-ci dévoile de larges extraits d’un rapport secret du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), daté de février 2007, qui décrit en détail le calvaire subi par quatorze prisonniers de Guantánamo depuis leur arrestation. Un document exceptionnel qui jette une lumière crue sur l’univers carcéral secrètement mis en place par les États-Unis au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, du Maroc à la Thaïlande en passant par l’Afghanistan, la Pologne, la Roumanie et, vraisemblablement, l’Égypte et la Jordanie. L’un des plus sinistres épisodes de l’histoire contemporaine émerge ainsi de la « zone grise » où l’administration Bush a tenté de le maintenir par toutes sortes de faux-semblants.

Le 6 septembre 2006, à la Maison Blanche, l’ancien président avait officiellement confirmé ce que tout le monde soupçonnait depuis longtemps. À savoir que le gouvernement américain avait constitué un « environnement » où les suspects d’actes de terrorisme pouvaient être « secrètement détenus et interrogés par des experts » selon de mystérieuses « méthodes alternatives ». En plus des prisonniers de Guantánamo, avait-il précisé, « un petit nombre de chefs terroristes présumés sont incarcérés en dehors des États-Unis dans le cadre d’une opération de la CIA dont beaucoup d’aspects ne peuvent être dévoilés ». 

« Méthodes alternatives »

Bien entendu, l’objectif essentiel de ce discours était de faire voter par le Congrès – ce qui sera fait quelques semaines plus tard – une loi exonérant de leurs responsabilités les fonctionnaires ayant appliqué lesdites « méthodes alternatives », présentées comme « inoffensives », « respectueuses des lois et des traités internationaux ». Évoquant le cas de quatorze individus soupçonnés d’être impliqués dans les attentats du 11 Septembre, Bush précisait qu’ils avaient été transférés à Guantánamo, où ils pourraient être jugés, et seraient autorisés à rencontrer des membres du CICR.

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Si, comme c’est malheureusement probable, l’ancien président s’efforçait de tromper son monde, c’est manqué. Le rapport « confidentiel » remis par le CICR, en février 2007, à la CIA est en effet accablant. La Croix-Rouge, qui est légalement chargée de surveiller l’application des conventions de Genève (1949) sur les droits des prisonniers de guerre, ne s’embarrasse pas de précautions oratoires. Pour elle, les « méthodes alternatives » de l’administration Bush constituent des « actes de torture » et des « traitements cruels, inhumains et dégradants ».

« Je me suis réveillé nu, ligoté sur un lit, dans une pièce très blanche qui mesurait environ 4 m x 4 m. Un des murs était constitué de barreaux donnant sur une pièce plus grande… »

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Ainsi commence le récit d’Abou Zoubeida, un membre d’Al-Qaïda de nationalité saoudienne (mais d’origine palestinienne), blessé au ventre par des tirs d’AK 47 lors de sa capture à Faisalabad, au Pakistan. Pour les Américains, c’est l’une des premières « prises » d’envergure après le 11 Septembre. Abou Zoubeida est d’abord transféré en Thaïlande, où il est longuement interrogé, puis, sans doute, sur la base de Bagram, en Afghanistan, mais il n’en est pas sûr.

« Au bout de quelques jours, j’ai été attaché sur une chaise, raconte-t-il. Cela a duré deux ou trois semaines et j’ai attrapé des escarres sous les cuisses. Pour me nourrir, on me donnait à boire de l’Ensure [un supplément nutritif] et de l’eau. L’air conditionné était très froid, il y avait en permanence une sorte de musique très forte avec des hurlements. Parfois, elle était remplacée par des sifflements ou des crépitements. Le seul moment où elle s’arrêtait, c’était pendant les interrogatoires – une heure ou deux par jour. Dès que je m’endormais, un garde me réveillait en me jetant de l’eau à la figure. »

John Kiriakou, de la CIA, assistait à ces interrogatoires. « Le cas d’Abou Zoubeida, a-t-il expliqué sur ABC News, était [pour la centrale de renseignements], l’occasion d’expérimenter un nouveau rôle : capturer, placer en détention et interroger les suspects de terrorisme. » Les techniques d’interrogatoire, admet-il, utilisaient « toute la panoplie », de la simple « secousse » jusqu’à la simulation de noyade. Bref, Abou Zoubeida a servi de cobaye à la CIA.

« Ce n’était pas au responsable de l’interrogatoire de décider : “Tiens, je vais le gifler”, ou bien : “Je vais le laisser debout pendant quarante-huit heures”, explique encore Kiriakou. Chaque technique employée devait être préalablement approuvée par le directeur des opérations. Il fallait lui envoyer un message en disant : “Le suspect n’est pas coopératif ; je demande la permission de faire ceci ou cela.” Et la permission venait. »

Tortionnaires masqués

Selon plusieurs sources, une réunion de hauts responsables a eu lieu en juillet 2007, à la Maison Blanche. Le feu vert y a été donné pour l’usage de méthodes d’interrogatoire « plus agressives » à l’encontre d’Abou Zoubeida. Celui-ci est alors régulièrement giflé. On lui attache un collier en plastique autour du cou pour le saisir et le projeter contre les murs. Les simulations de noyade se multiplient.

De nombreux autres prisonniers ont subi des mauvais traitements identiques, ce qui, commente le CICR, renforce la crédibilité des témoignages recueillis, séparément, auprès de prisonniers continuellement maintenus au secret depuis leur arrestation.

Parmi les exactions les plus souvent mentionnées : la nudité, l’exposition au froid, les entraves permanentes, la « musique » et les bruits stressants, la lumière ou l’obscurité constantes, les coups, etc. Souvent, les tortionnaires portent des masques. Après Abou Zoubeida, de nouvelles techniques feront leur apparition, comme l’utilisation de l’eau froide et, surtout, le maintien prolongé en position debout (« stoïka »), qui a l’avantage de ne laisser aucune marque sur le corps.

« Cerveau » présumé des attentats du 11 Septembre, Khaled Cheikh Mohamed (capturé en mars 2003 au Pakistan, puis détenu en Afghanistan) a été tout particulièrement maltraité. Un jour, il refuse de boire. Pour le punir, on lui injecte de l’eau dans l’anus à l’aide d’un tube. Un autre jour, trois agents de la CIA l’informent qu’ils ont reçu « le feu vert de Washington » pour lui faire passer « un mauvais moment ». Le calvaire va durer plusieurs semaines. « Je n’ai jamais été menacé de mort, témoigne Cheikh Mohamed. Ils m’ont dit qu’ils ne m’autoriseraient pas à mourir, mais qu’ils me conduiraient “au seuil de la mort”. » Dans cet objectif, ses tortionnaires lui font subir la « stoïka », trente jours durant, le rouent de coups et lui infligent, à cinq reprises au moins, des simulations de noyade, en présence d’un médecin.

Bien sûr, les aveux sont nombreux. Le seul problème est qu’ils sont juridiquement nuls et, de surcroît, impossibles à vérifier. « J’ai donné beaucoup d’informations erronées pour répondre aux attentes de mes tortionnaires et faire cesser les mauvais traitements », révèle Abou Zoubeida.

Pour les États-Unis, les avantages de ce recours à la torture en matière de sécurité sont d’autant plus difficiles à évaluer que la CIA a, pour des raisons évidentes, détruit pas moins de 92 enregistrements d’interrogatoires. Les inconvénients sont, eux, bien réels. Ils se traduisent par un grave affaiblissement moral et politique, dans le monde entier. L’éventuelle mise en place, actuellement débattue au Sénat, d’une « commission vérité » – immunité contre témoignage sincère – pourrait néanmoins contribuer à restaurer la force du « soft power » américain. Comme dit le sénateur Leahy, peut-on vraiment tourner une page sans l’avoir lue ?

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