Au sortir de l’enfer
Sept ans après la fin de la guerre, le Tribunal spécial est parvenu à dissuader les ex-combattants de reprendre les armes. Mais le chômage peut toujours susciter un regain de tension.
« Ils sont enfermés là, dans le bloc A », indique le guide en montrant du doigt une baraque de plain-pied qui, avec ses murs blancs proprets et son toit de tôle, ne ressemble pas à une prison. Dans les cellules individuelles du bloc A s’endorment pourtant chaque soir les détenus les mieux gardés de Freetown, huit barons sanguinaires des factions rebelles à l’œuvre pendant la guerre qui a décimé la Sierra Leone, de 1991 à 2002 : Alex Tamba Brima, Brima Bazzy Kamara et Santigie Borbor Kanu, chefs du Conseil des forces révolutionnaires armées (AFRC) ; Moinina Fofana et Allieu Kondewa, leaders des Forces de défense civile (CDF) ; Issa Hassan Sesay, Morris Kallon et Augustine Gbao, commandants du Front révolutionnaire uni (RUF), soutenu par l’ex-président du Liberia voisin, Charles Taylor.
Cinquante ans de prison
Depuis leurs arrestations, ces seigneurs déchus vivent un quotidien routinier, à mille lieues de l’euphorie guerrière du maquis. Ils déambulent dans la cour aux heures de promenade, reçoivent quelques visites – autorisées quatre jours sur sept –, regardent le football à la télévision. Encore récemment, ils franchissaient sous bonne escorte un portail bleu sombre puis gravissaient l’allée goudronnée menant au Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL), installé dans un bâtiment aux lignes futuristes en haut d’une colline. Accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, tous sont passés à la barre de ce tribunal, créé en 2002 par l’État et les Nations unies pour juger les principaux responsables des atrocités perpétrées à partir de 1996. En 2008, les chefs des AFRC et du CDF ont écopé de peines allant de quinze à cinquante ans de prison. Condamnés le 25 février, ceux du RUF attendent encore d’être fixés sur leur sort. Le dernier accusé à passer à la barre du TSSL est donc Charles Taylor, jugé à La Haye pour des raisons de sécurité. Pendant la guerre, ces commandants et leurs milliers de jeunes recrues ont plongé la population civile dans les abîmes d’une horreur qui frôle l’inconcevable. Shootés et alcoolisés, ils ont pillé, coupé des membres et des têtes, violé, tué, enrôlé des enfants… Mais sept ans après la fin du conflit, la plupart des Sierra-Léonais assurent que cette violence inouïe est enterrée. Ils ne déplorent ni règlements de comptes entre victimes et ex-combattants, ni agressions contre la police. Les étrangers de Freetown certifient de leur côté que la ville est sûre. Avec ses collines qui offrent d’imprenables vues sur l’océan et ses maisons basses en bois peint, la capitale a surtout l’air d’une station balnéaire défraîchie par les années et la pauvreté. Mais elle ne porte pas les stigmates du cauchemar national. « Si on ne vous l’avait pas dit, vous n’auriez pas deviné qu’il y a eu une guerre ici, plaisante le docteur Nahim, le seul psychiatre du pays. La Sierra Leone est sûre, il n’y a pas de criminalité, le seul problème, ce sont les pickpockets. » Depuis trente-six ans qu’il exerce ici, Edward Nahim sait de quoi il parle : dans son officine sombre et humide de Kissy, un quartier populaire de Freetown toujours paralysé par des embouteillages, il a vu défiler des amputés, des jeunes filles forcées d’épouser des rebelles, des ex-soldats de tous bords, et même l’affreux Foday Sankoh, le fondateur du RUF mort en 2003.
« Tous les combattants ont été désarmés et la plupart sont réintégrés à leurs communautés, assure-t-il. Ils savent qu’ils n’ont retiré aucun bénéfice de la guerre et qu’ils ont fait perdre dix ans au pays, c’est tout. » Le TSSL, dont les audiences sont publiques, n’est pas étranger à la prise de conscience. On lui reproche de n’avoir jugé, par souci d’économie et d’efficacité, que les chefs des mouvements rebelles et non leurs sbires. Mais de l’avis général, il a rempli sa mission : dissuader ceux qui voudraient retourner au combat, en « créant un sentiment rare en Afrique, celui de la fin de l’impunité », estime Emmanuel Saffa Abdulai, directeur de la Société pour l’initiative démocratique, une ONG de défense des droits de l’homme. Ils ne se cachent pas, mais les ex-combattants sont aujourd’hui gênés de voir leurs chefs pris dans les filets de la justice. Comme si, à travers Morris Kallon et consorts, c’étaient eux que le tribunal avait jugés et condamnés. Rencontré dans une venelle de Kroo Bay, un bidonville en bord de mer, un groupe d’anciens « small boys », les gamins enrôlés par les rebelles, nous conduit à l’intérieur d’une baraque aux persiennes tirées. L’un d’eux, Victor*, un grand type baraqué de 32 ans, était le chauffeur de Morris Kallon. En créole, il reconnaît avoir « beaucoup tué », mais prend soin de se défendre : « J’ai obéi aux instructions, j’étais obligé pour protéger les miens. » Puis, retroussant les manches de son tee-shirt floqué « Hawaï », il montre sa part de souffrances, quelques cicatrices qui lui barrent le haut des bras. Non loin, tapi dans la pénombre, un quinquagénaire assis sur un banc intervient. Il ne paie pas de mine en short et en tongs, mais il faut l’imaginer le torse bombé dans l’uniforme galonné qu’il portait il y a dix ans : à son heure de gloire, Chris était commandant à Makeni, le quartier général du RUF. Il prétend avoir eu 40 000 hommes sous ses ordres. S’il n’a pas été inquiété par le TSSL, il se sent indirectement jugé. « Ce n’est pas juste, les accusés ont participé à la paix, ils ont désarmé leurs hommes et moi aussi ! » s’insurge-t-il, en référence à l’accord de paix signé par le RUF à Abidjan, en 1996, mais qui a fait long feu.
Se laver de ses souffrances
De leur côté, les civils estiment souvent que la justice a conduit un travail salutaire. Dauda étudie le droit en deuxième année. Pendant la guerre, il était à Freetown, il a « tout vu ». Pour autant, ce fils de policier confie qu’il n’est « pas choqué » que seuls quelques-uns soient jugés : « C’est normal que les autres ne soient pas inquiétés, ils ont été utilisés. » À 25 ans, ce grand type courtois et réfléchi n’a qu’une idée en tête, et ce n’est pas la vengeance : « Trouver du travail. » Même lorsqu’ils ont été physiquement touchés par la guerre ou ont perdu leurs proches, les civils sont rarement vindicatifs. « Les victimes sont prêtes à pardonner parce qu’elles constatent qu’il y a une volonté de justice », explique Safa Bindi, cothérapeute au Centre national de réhabilitation (CNR), qui dispense des soins aux amputés. Ce fin psychologue constate « quelques actes de violence gratuite », qui sont selon lui des « transformations de ce qui a été vécu pendant la guerre ». Mais il considère que, globalement, la violence a été évacuée. Par quel miracle ? Pour Safa Bindi, la justice est loin d’être la seule explication. Le soutien attentif des aînés aux endeuillés et les cérémonies traditionnelles de purification y ont en grande partie contribué. « Quand un amputé boit une décoction, il a l’impression de se laver de ses souffrances, de les sortir de lui-même, explique-t-il. Cela s’est beaucoup fait dans les provinces, pour les ex-combattants aussi. » Pour le docteur Nahim, imams, prêtres et pasteurs ont également fait un « excellent boulot », apportant « la paix et la tranquillité dans l’esprit de la population ». Si la justice et la tradition ont fait leur travail, les victimes comme les ex-combattants ne se sentent pas pour autant rétribués pour leurs efforts : pardonner pour les uns, déposer les armes pour les autres. Dans un pays où tout le monde ou presque est au chômage, chacun attend de l’État une aide pour trouver un emploi. Dépendant des bailleurs de fonds, ce dernier est loin de satisfaire les doléances. « Le chômage est un problème crucial, on ne peut le résoudre du jour au lendemain, se défend le ministre de l’Information, Alhaji Ben Kargbo. Il faut une méthode structurée. » Alors les jeunes se raccrochent au moindre espoir. Les 9 et 10 mars, ils se sont pressés au forum pour l’emploi organisé par l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi), le Bureau international du travail (BIT) et l’Union du fleuve Mano. Avec un rêve : faire partie des happy few qui verront leurs projets de business bénéficier d’un soutien financier. S’ils ne sont qu’une « goutte dans l’océan » selon un participant, de tels programmes sont déterminants. « Je suis inquiet pour les jeunes, confie le docteur Nahim. La plupart sont sans boulot. Et la combinaison du chômage, de l’énergie et de la jeunesse peut être très néfaste, on l’a vu. »
* Les prénoms ont été modifiés.
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