Sexe, mensonges et vidéo

L’évolution des comportements au Maghreb est réelle, mais le poids des traditions incite à la discrétion et aux petits arrangements avec la vérité.

Publié le 7 avril 2009 Lecture : 6 minutes.

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Les musulmans et le sexe

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Même si la parole s’est beaucoup libérée, la sexualité reste à bien des égards un tabou maghrébin. En Algérie, aucune étude sérieuse n’a encore été publiée sur le sujet. L’enquête que prépare le Dr Smaïl Boulbina, grâce au soutien de trois grands quotidiens nationaux (El Khabar, El Watan et Liberté), qui ont accepté de diffuser 10 000 exemplaires de son questionnaire, entre octobre et décembre 2008, sera donc une première. Les conclusions de cette radioscopie de la sexualité algérienne seront divulguées en octobre 2009. Et elle promet de faire du bruit.

Car il n’est pas facile d’interroger les Maghrébins sur leurs pratiques sexuelles. Les blocages émanent de tous les milieux. « Il y a une dizaine d’années, nous avions distribué un questionnaire aux étudiants en médecine de Sfax, se souvient le psychiatre tunisien Anouar Jarraya. Les trois quarts ont atterri directement à la poubelle. Et les garçons ont été deux fois plus réticents que les filles à nous répondre. » Le conservatisme reste la norme. Tout est fait pour sauver les bonnes mœurs et pour assurer le triomphe d’un ordre moral qui s’acharne à confondre sexualité licite et mariage. Dans les trois pays, la loi interdit et réprime le concubinage. Les couples non mariés ne peuvent prendre une chambre à l’hôtel. La police a théoriquement le droit de procéder à des contrôles inopinés, en tout lieu et à toute heure, et de demander à un couple qui se tient par la main dans la rue ou qui circule en voiture de prouver « la légitimité de leur relation ». Et il est évidemment impensable de s’embrasser en public. Un tel acte est punissable d’amende.

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Mais derrière ce puritanisme de façade, la réalité est très différente. Les jeunes n’ont plus rien à voir avec leurs aînés. Dans les quartiers branchés des grandes villes, décolletés plongeants cohabitent sans tension apparente avec les hidjabs, et les filles, fashion victims consentantes, multiplient audaces vestimentaires et comportementales. Garçons et filles sortent, s’amusent, fument, boivent. Et souvent flirtent. Le relativisme moral gagne du terrain. Les sociétés maghrébines, obsédées par l’apparence, sont devenues consuméristes et matérialistes. À en croire certains, elles se dévergondent. « Les prostituées ne se cachent plus et aguichent le client à la terrasse des salons de thé, témoigne Dali, la trentaine, cadre dans une grande banque tunisienne. Et il y a de plus en plus de salons de massage qui sont en réalité des maisons de passe… » La prostitution a toujours existé au Maghreb. Et reste un des modes d’initiation privilégié à la sexualité masculine. 47 % des Tunisiens interrogés en 2003 par les psychiatres Fakhreddine Haffani et Hicham Troudi avouaient avoir perdu leur pucelage dans un bordel. Aujourd’hui, l’amour tarifé n’est plus l’apanage des professionnelles. Étudiantes, vendeuses, coiffeuses s’y adonnent occasionnellement, et trouvent là le moyen de gagner en une passe ce qu’elles mettraient un mois de travail à amasser.

Ce « relâchement des mœurs » trouve en bonne partie son explication dans la montée du célibat. L’âge moyen du mariage frôle maintenant les 30 ans pour les femmes et les 33-34 ans pour les hommes. Cette évolution traduit la modernisation des sociétés et le recul de l’endogamie, ces unions entre cousins ou entre personnes de la même famille. Le mariage résulte désormais davantage d’un choix personnel que d’une stratégie communautaire. La mixité est devenue la norme, à l’école, à l’université, au travail, ou dans les centres commerciaux. Et les nouvelles technologies, le téléphone portable et plus encore Internet ont multiplié les opportunités de rencontrer l’âme sœur… Parents et enfants doivent trouver de nouveaux accommodements. « Dans ma génération, j’ai été l’une des dernières à me marier, à 23 ans, comme mon fiancé, que j’avais rencontré au cours d’un stage à l’hôpital, raconte Nadia, 57 ans, pédiatre à Casablanca. Comme lui, j’avais eu quelques aventures, mais rien de sérieux. Hadi, mon fils aîné de 28 ans, travaille mais ne gagne pas encore assez bien sa vie pour prendre un appartement. Depuis deux ans, nous lui avons aménagé une chambre dans ce qui auparavant nous servait de garage. Il a une entrée indépendante. Est-ce qu’il reçoit des copines ? Il est discret, et nous, nous essayons de ne pas être envahissants. Mais nous sommes lucides. Nous ne pouvons pas exiger de lui qu’il reste sage jusqu’à 30 ou 35 ans… »

Socialement correct

Même si sa situation n’a rien d’exceptionnel, Hadi fait assurément partie des privilégiés. « Les garçons et les filles issus de milieux favorisés peuvent multiplier les expériences, grâce à l’argent, à la voiture et à l’accord tacite de leurs parents, explique le Dr Smaïl Boulbina. Mais la grande majorité des jeunes Algériens non mariés vit dans la frustration. Ils peuvent difficilement aller au-delà du flirt, et leur vie sexuelle se limite le plus souvent à la masturbation ou à la sexualité virtuelle par Internet. L’irruption de la pornographie grâce aux paraboles, dans les années 1990, a provoqué un véritable séisme mental chez les plus jeunes, écartelés entre un monde réel fait de privations et un monde virtuel d’abondance et de licence. Il ne faut pas s’étonner qu’ils soient prêts à prendre tous les risques pour rejoindre clandestinement l’Europe. Ils la voient comme un pays de cocagne, comme une sirène qui les invite à l’Odyssée. »

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Faute de statistiques fiables, l’âge des premiers rapports est très difficile à estimer, et se situe dans une fourchette de 18 à 25 ans pour les garçons. L’homosexualité, honnie et réprouvée, est largement pratiquée. Un tiers des hommes de l’échantillon interrogé en Tunisie par les équipes du professeur Haffani ont ainsi avoué avoir eu au moins une fois un rapport homosexuel. Mais, dans la même étude, les sondés étaient presque unanimes (77,3 %) à considérer celle-ci comme « la pratique la plus intolérable pour la société », loin devant l’adultère (12 %) et les relations hors mariage (7,7 %). Ce bel exemple de schizophrénie montre le fossé qui existe entre les comportements et un discours resté très conservateur.

La distorsion est encore plus flagrante quand il est question des femmes. Une écrasante majorité des Maghrébins, les deux sexes confondus, estime que la virginité est une règle sociale à sauvegarder. « Les femmes y sont attachées par souci du socialement correct. Elles ont intériorisé le modèle traditionnel, explique le Dr Jarraya. Et l’idée que leur femme est vierge et n’a jamais été possédée par un autre flatte l’orgueil des hommes. »

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Les hommes ne sont pas les seuls à blâmer. Car leur misogynie est construite par des femmes : leurs mères. Un cercle vicieux pour l’instant impossible à briser, car les femmes sont les premières à entretenir le mythe de la virginité. Quitte à négocier de petits arrangements avec la vérité. La reconstitution des hymens est devenue un business juteux pour les gynécologues. Quant au nec plus ultra, les certificats de virginité de complaisance, délivrés par des médecins peu scrupuleux, ils peuvent coûter entre 6 000 et 7 000 dinars tunisiens (3 300-3 800 euros). Soit jusqu’à 35 fois le smic, mais ils trouvent preneurs.

« Le problème, poursuit le Dr Jarraya, c’est que les sociétés maghrébines sont en manque de modèles et de repères. Soumises à des influences contradictoires – occidentales et orientales –, elles traversent une véritable période de confusion identitaire. Et cela se ressent très fortement dans la sphère intime. » Chacun tente de bricoler des réponses. La réislamisation en est une. Le voile a opéré un spectaculaire retour en force. Mais, contrairement à une idée en vogue, les « moutahajibat » (les filles voilées) ne seraient pas forcément plus vertueuses ou plus prudes que les autres. L’habit ne fait pas la nonne. La question, brûlante, est le sujet d’un film marocain très controversé, Amours voilées. Aziz Salmy, son réalisateur, a délibérément transgressé un tabou en portant à l’écran la romance adultérine entre Batoul, jeune trentenaire, médecin, pieuse, et mère de famille, et Hamza, un divorcé et célibataire endurci, de vingt ans son aîné. Inutile de dire que ce long-métrage a reçu un accueil plutôt frais du côté des islamistes du royaume…

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