Affaire Habré : la honte du continent
Victime sénégalaise de Hissein Habré
L’ex-président du Tchad Hissein Habré a ruiné ma vie. De passage à N’Djamena en 1987 dans le cadre d’un voyage d’affaires, j’ai été victime de la barbarie de sa police politique. Ses hommes m’ont volé, puis ils m’ont jeté dans un cachot surpeuplé, sans aucune raison. J’y suis resté dix mois dans des conditions inhumaines et je n’ai dû mon salut qu’à l’intervention du khalife général des Mourides, ma confrérie, et à mon président Abdou Diouf, qui est personnellement intervenu auprès de Habré pour exiger ma libération et celle de Demba Gaye, mon collègue sénégalais qui m’accompagnait. Hélas, ce dernier est mort en prison, victime des mauvais traitements qu’on lui a infligés.
Mon histoire est presque banale pour mes frères tchadiens qui ont survécu aux massacres organisés par Hissein Habré. Les archives de la police politique, la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), retrouvées par Human Rights Watch, révèlent l’identité de 1 208 personnes décédées en détention comme Demba et de 12 321 personnes maltraitées comme moi. Dans ces documents sont même inscrits la date et le lieu de notre arrestation et de ma libération. Le certificat de décès de Demba a également été retrouvé. La sœur de celui-ci, Satta Gaye, ainsi que douze victimes tchadiennes et moi-même avons déposé plainte en septembre 2008 contre Habré. Nous attendons toujours le début de l’instruction.
L’impunité nous concerne tous et nos dirigeants doivent répondre de leurs actes. C’est dans cet esprit que l’Union africaine, en 2006, a donné mandat au Sénégal de faire juger Habré « au nom de l’Afrique ». Aujourd’hui, je suis profondément déçu de l’attitude de nos autorités qui, six mois après le dépôt de notre plainte – et dix-huit ans après l’arrivée au Sénégal de Habré – relève du déni de justice. Alors que tout est en place pour que l’ex-dictateur s’explique devant un tribunal, les autorités ont soudainement annoncé qu’elles paralyseraient la justice tant que l’intégralité des fonds nécessaires au financement du procès, fixé à la somme exorbitante de 18 milliards de F CFA, ne leur serait pas versée. Pis, le président sénégalais Abdoulaye Wade a même menacé le 3 février d’expulser Habré vers le Tchad ou de le remettre au président de l’Union africaine s’il n’obtenait pas satisfaction rapidement. Pourtant, l’Union européenne, la France, la Belgique, la Suisse et les Pays-Bas sont prêts à soutenir le Sénégal ; ils attendent simplement un budget « crédible ». Le Tchad cherche même à remettre 2 milliards de F CFA au Sénégal, mais celui-ci ne prend même pas la peine de lui répondre ! Dès lors, comment ne pas douter de la bonne volonté du gouvernement sénégalais ?
La Belgique, elle, n’a pas abandonné ses citoyens belges d’origine tchadienne ni les victimes tchadiennes qui ont déposé plainte à Bruxelles contre Habré en 2001. Après quatre années d’enquête approfondie, dont une mission au Tchad, un juge belge a inculpé Habré en 2005 pour « crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture », et la Belgique a demandé son extradition. Depuis, les autorités belges attendent que le Sénégal se conforme à la Convention internationale contre la torture, qui stipule que tout accusé de crimes de torture doit être jugé ou extradé.
Pour sortir de l’impasse, la Belgique – que nous remercions pour son acte courageux – a saisi en février la Cour internationale de justice (CIJ), l’organe judiciaire principal de l’ONU, pour qu’elle ordonne à notre pays de conduire Habré devant un juge, à Dakar ou à Bruxelles. Du 6 au 8 avril, elle examinera les arguments des parties sur les demandes conservatoires formulées par la Belgique – c’est-à-dire sur l’éventuelle obligation du Sénégal de garder Habré sur son sol jusqu’à la fin de la procédure. Mais les soutiens de l’ex-dictateur tchadien – et il en a beaucoup puisqu’il est parti du Tchad en vidant les caisses du Trésor public – ont déjà commencé à dénigrer la Belgique en parlant de « colonialisme judiciaire ». Or la Belgique n’aurait certainement pas saisi la CIJ si le Sénégal avait respecté ses obligations de juger ou d’extrader !
Le Sénégal a maintenant une responsabilité historique : prouver que la justice africaine peut juger un dirigeant africain pour des crimes commis en Afrique contre des Africains. À l’heure où le président soudanais, Omar el-Béchir, est poursuivi par la Cour pénale internationale, la justice africaine doit se ressaisir. Le monde nous regarde. Le Sénégal ne doit pas devenir la honte du continent.
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