Amin Maalouf : « Les affirmations identitaires nuisent à la démocratie »
L’ancien rédacteur en chef de Jeune Afrique, Prix Goncourt en 1993, publie Le Dérèglement du monde. Un essai qui revient sur la crise économique et idéologique que traversent le Nord comme le Sud.
On connaît surtout l’auteur de nombreux romans historiques à succès. Des romans qui ont fait revivre de grandes figures des temps anciens de l’espace méditerranéen et du monde musulman, comme le géographe Léon l’Africain, le médecin et prophète Mani ou le poète Omar Khayyam. Ce qui a valu à l’ancien rédacteur en chef de Jeune Afrique, rendu célèbre en France comme dans son Liban natal par l’obtention du prix Goncourt en 1993, d’apparaître comme un écrivain majeur.
Mais on a parfois oublié qu’Amin Maalouf, pour jouer à merveille ce rôle de « passeur » entre Orient et Occident, a commencé par écrire un essai, Les Croisades vues par les Arabes, en 1983. Et qu’il a récidivé quinze ans plus tard avec un livre sur Les Identités meurtrières, puis un autre sur l’histoire de sa famille (Origines), qui l’a conduit à retrouver la trace de ses parents et ancêtres tout autour de la planète. L’ancien journaliste reste un « accro » de l’information, et son envie de comprendre et d’expliquer les évolutions de notre monde ne l’a jamais quitté.
Il le prouve encore aujourd’hui avec son nouvel ouvrage, qui, malgré son titre, Le Dérèglement du monde, tranche avec les autres textes qui sortent actuellement sur la crise économique. Car il considère celle-ci comme le simple symptôme, aussi grave soit-il, d’un dysfonctionnement planétaire aux multiples facettes. Ses propos ne sont guère de nature à rassurer les inquiets, mais ils font aussi apparaître la foi dans l’avenir d’un humaniste radical qui prône le cosmopolitisme et qui pense toujours qu’il est possible d’éviter le pire.
JEUNE AFRIQUE : Avez-vous été surpris par l’arrivée de la crise actuelle ?
Amin Maalouf : Non, pas vraiment, car on a tiré les mauvaises conclusions de la chute du mur de Berlin. Avant, on avait, d’un côté, un système dirigiste en faillite. Avec en face un système occidental capitaliste qui avait beaucoup évolué et introduit une certaine dimension sociale dans son fonctionnement. Alors que le mur de Berlin était en train de tomber, on a considéré que plus on irait dans le sens de la logique du marché, plus on se trouverait dans le droit chemin. Et on est revenu sur les acquis sociaux.
Un peu partout, et notamment aux États-Unis, le crépuscule du communisme a coïncidé avec la montée d’une idéologie – on pourrait presque dire d’une théologie : le capitalisme à outrance. Avec l’idée que tous ceux qui résistaient à cette évolution étaient des partisans de l’immobilisme. Résultat : vingt ans après, on a heurté un nouveau mur.
Mais pourquoi a-t-on tiré une mauvaise leçon de la chute du Mur ?
Quand on ne rencontre pas d’opposition, on peut aller très loin dans l’erreur. Le système libéral avait besoin d’avoir en face de lui un autre système, même si celui-ci ne fonctionnait pas. Les correctifs que l’existence de cet autre système a permis d’apporter au capitalisme occidental étaient indispensables pour le faire évoluer, et pour sa simple survie.
Mais, aujourd’hui, nous n’avons pas d’autre système. Donc pas de garde-fou…
Un garde-fou est apparu : c’est l’échec auquel a conduit ce qui a été fait. Voilà pourquoi on a compris qu’on faisait fausse route. Il y a eu un sursaut moral aux États-Unis, l’un des plus enthousiasmants depuis longtemps : l’élection de Barack Obama.
Il a sans doute fallu heurter un mur pour que cela arrive, mais le processus qui permettait cette élection était engagé avant la crise économique. La crise morale, celle des relations avec le reste du monde, la débâcle en Irak, l’isolement des États-Unis sur des dossiers cruciaux comme le changement climatique… tout cela existait déjà.
Mais cette situation n’est pas seulement américaine. Comment définir le dérèglement général du monde ?
Partant de la chute du mur de Berlin, j’ai constaté que cette apparente victoire d’un camp sur l’autre était trompeuse. Ses conséquences, disons, intellectuelles ont été peut-être les plus importantes. On a considéré que c’était la fin des idéologies. Et on est entré dans un monde où les affirmations identitaires ont pris une importance excessive ; ce qui rend très difficile les relations entre les divers groupes humains. Il s’agit là d’une régression au plan démocratique : il ne peut pas y avoir de débat quand on s’en tient à son appartenance communautaire.
Ce dérèglement est allé de pair avec d’autres. Notamment concernant la gestion du monde. Il s’est installé un système fondé sur la primauté d’un seul pays, les États-Unis. Mais qu’est-ce qui autorise un pays représentant au maximum 5 % de la population mondiale à décider du sort des 95 % autres ?
Cette crise identitaire n’existe-t-elle pas aussi au niveau des individus, dont les repères subjectifs – la famille, la sexualité, les critères de la réussite, etc. – sont fortement remis en question ?
Certainement. Mais c’est un thème différent de celui que j’ai examiné, et qui pourrait faire l’objet d’un autre ouvrage. On ne peut continuer à vivre dans le système de consommation actuel. Il faut inventer un autre mode de satisfaction, fondé non plus spécifiquement sur le matériel, mais sur la culture et l’épanouissement de la personne.
Une bonne partie de votre livre traite du monde arabo-musulman et des problèmes auxquels il est confronté depuis plusieurs décennies. Quel rapport avec la crise actuelle ?
Pour résoudre tous les problèmes évoqués, il y a une condition préalable : qu’il y ait un sentiment d’appartenance commune au sein de toute l’humanité. Il faut que puisse s’établir une relation de confiance entre les différents groupes d’humains. Or il y en a deux qui sont dans une position particulière, cruciale, à cet égard : le monde occidental et le monde arabo-musulman, souvent en conflit l’un avec l’autre.
Le monde arabe traverse une crise majeure. L’état de grande déchéance dans lequel se trouve cette civilisation qui a joué un si grand rôle dans l’histoire universelle n’échappe à personne. Et si je parle longuement de la guerre d’Irak, c’est parce qu’il s’agit là du dernier événement qui le fait apparaître. Avec l’Irak, on peut également mesurer la crise qui affecte l’Occident. Ce dernier n’est pas dans une impasse historique, mais il a un problème avec ses propres valeurs – la démocratie, la liberté, les droits de l’homme –, qu’il n’arrive pas à transmettre – le veut-il réellement d’ailleurs ? – hors de chez lui.
C’est d’autant plus grave que l’Occident n’arrive pas non plus à étendre sa prospérité, au-delà du détroit de Gibraltar, par exemple. Je ne suis pas convaincu que ce soit lié à l’histoire coloniale. Les États-Unis construisent un mur face au Mexique. Il s’agit donc pour l’essentiel d’un problème interne à l’Occident, qui en vient à se demander s’il doit ériger des barrières ou, au contraire, s’ouvrir à ses voisins. L’Europe, en particulier, qui construit un modèle d’unité fondé sur la diversité qui pourrait devenir un modèle universel, aurait tout intérêt à ne pas rester un club restreint mais à s’ouvrir. À la Turquie et à l’Afrique du Nord, pour commencer.
Pour en revenir au monde arabe, vous soulignez le problème majeur que représente l’absence de légitimité de la quasi-totalité des dirigeants actuels. Fallait-il, pour autant, faire une sorte d’éloge de Nasser ?
Je n’ai pas la nostalgie de Nasser ou de son époque. Non seulement il n’a pas installé la démocratie dans la région, mais il n’a même pas essayé. Et sa gestion de l’économie n’a pas permis le développement de son pays. Il est facile d’aligner tous ses échecs et tous les aspects contestables de son régime. Néanmoins, à l’époque de Nasser, dans le monde arabe, les gens s’identifiaient à ce que faisaient leurs dirigeants. Ils avaient le sentiment d’exister sur la scène internationale. Si j’ai une nostalgie, c’est par rapport à cela.
Aujourd’hui, on est en dehors de ce monde. Ce qui explique pourquoi tant d’Arabes se sentent des affinités avec des mouvements – islamistes – qui n’ont aucune vocation à gouverner. De manière générale, dans le monde arabe, ceux qui gouvernent n’ont pas d’adhésion populaire et ceux qui ont cette adhésion ne gouvernent pas.
De façon surprenante, vous attribuez en grande partie les maux actuels dont souffrent les pays arabes au manque de centralisation à l’intérieur de l’Islam et plus particulièrement à l’absence d’un équivalent du pape à sa tête. Qu’est-ce que cela changerait ?
L’existence d’une autorité reconnue par une grande partie des chrétiens en face des pouvoirs politiques a permis d’éviter certaines dérives. En Islam, où le califat d’autrefois a disparu, il n’y a plus aucune autorité religieuse qui puisse dire : ceci, à partir d’aujourd’hui, nous paraît acceptable et l’on ne reviendra plus sur cette évolution. Aucune autorité non plus qui permettrait d’éviter les surenchères religieuses comme celles que connaît aujourd’hui l’islam. La thèse, je l’admets, est paradoxale. Mais elle mérite qu’on s’interroge.
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