Le « gang » des généraux
À Istanbul, le procès de l’affaire Ergenekon entre dans sa phase décisive. Militaires de haut rang, hommes de main, chefs mafieux ou éminents représentants de l’establishment laïc, une centaine d’inculpés sont accusés d’avoir tenté de renverser le gouvernement islamo-conservateur de l’AKP.
L’affaire du « gang Ergenekon » est à la politique turque ce que le western-spaghetti fut au cinéma : un interminable feuilleton à l’intrigue embrouillée, sur fond de règlements de comptes. À ceci près que son épilogue aurait pu avoir des conséquences beaucoup plus dramatiques. Après les coups d’État de 1960, 1971, 1980 et 1997, on sait aujourd’hui que quatre tentatives ont été ourdies entre 2003 et 2007. Toutes visaient le gouvernement islamo-conservateur de l’AKP. Avec ces révélations, ce dernier en sort politiquement renforcé. Ce n’était pas vraiment l’objectif recherché.
Parmi les nouvelles preuves recueillies, en ce mois de mars : le carnet de bord de Mustafa Balbay, chef du bureau d’Ankara du quotidien Cumhuriyet. Que ce journaliste fût proche des cercles les plus durs de l’armée, dont il se faisait régulièrement l’écho dans ses articles, n’est pas une surprise. Mais, à la lecture de ses notes, on découvre l’étendue de sa collusion avec certains généraux, à qui il donnait des conseils pour mieux réussir leur putsch.
Dans ce fichier de 66 pages imprudemment conservé sur son ordinateur, Balbay relate ces conversations un peu spéciales. L’intéressé a beau clamer que leur contenu a été tronqué, leur publication ne va pas arranger les affaires de ses complices présumés : une centaine de personnes, accusées d’appartenir à une organisation terroriste complotant contre le gouvernement.
Quatre-vingt-six des membres de ce gang comparaissent depuis octobre 2008 devant la 13e chambre criminelle d’Istanbul. Parmi eux, un homme de main et des chefs mafieux. Mais aussi, et surtout, des officiers (certains d’active) et plusieurs généraux en retraite. Et, pour couronner le tout, une brochette de représentants de l’establishment laïc : magistrats, avocats, journalistes, recteurs d’académie, membres d’associations professionnelles… Des spécialistes de l’agitation politique qui servent de relais social à l’armée, et dont les méthodes bien rodées vont de l’organisation de manifestations à la fomentation de troubles, de la saisine de tribunaux à la rédaction d’articles menaçants.
Lutte à mort
Entre « l’État profond » – le terme désigne les forces souterraines qui « tiennent » le pays – et le gouvernement, une lutte à mort s’est engagée en 2002. Les adversaires se rendent coup pour coup (voir encadré ci-contre). En 2008, les différentes phases de la procédure judiciaire d’interdiction du parti AKP étaient ainsi la conséquence directe de nouvelles vagues d’arrestations dans l’affaire Ergenekon.â©Pour la première fois depuis 2002, l’AKP a pris l’avantage, en s’appuyant sur ses victoires électorales et sur une stratégie sans faille. Beaucoup espèrent que cette étape contribuera à desserrer l’emprise de l’armée sur la vie politique, voire à marquer le début d’une vraie démocratisation. Mais ne rêvons pas : le gouvernement montre assez peu d’ardeur à entreprendre de vraies réformes. Ses ambitions se limitent souvent à tenter d’autoriser le port du foulard islamique à l’université.
Si l’épreuve de force est manifeste, il n’en est pas moins difficile de saisir tous les ressorts de la nébuleuse Ergenekon. D’après un sondage réalisé en janvier, deux Turcs sur trois croient en l’existence de cette organisation, mais avouent avoir du mal à suivre tous les épisodes du feuilleton. Son exploitation politicienne, à la veille des municipales du 29 mars, n’a pas contribué à clarifier la situation. L’AKP compte sur la médiatisation du scandale pour gonfler son score, qui, en raison de la crise économique, risque néanmoins d’être inférieur à celui des législatives de 2007.
Grenades et explosifs
L’affaire commence le 12 juin 2007, avec la découverte d’une cache d’armes dans la banlieue d’Istanbul. Au cours des mois suivants, la police met la main sur d’autres arsenaux (grenades, explosifs, artillerie lourde, etc.) disséminés à travers tout le pays. On trouve chez le général Veli Küçük un organigramme du « gang », le bouillant retraité étant chargé de l’interface entre sa branche civile et sa branche militaire.
À l’évidence, l’objectif des conjurés est de provoquer le chaos afin de pousser une population affolée à entériner un coup d’État militaire. Pour cela, il leur faut commettre des attentats en s’efforçant de les imputer à des « islamistes ». Et cibler des victimes : le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, le Prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, des responsables du parti DTP (prokurde), des chefs de file des communautés arménienne et alévie (chiite)…
On sait aujourd’hui que l’attentat du 17 mai 2006 contre le Conseil d’État, d’abord attribué à un groupe islamiste, a été commandité par un ancien officier, Muzaffer Tekin. Avant d’abattre un juge, l’homme de main recruté par ses soins avait pris soin de hurler « Allah Akbar ! » Lors des obsèques de la victime, le Premier ministre avait été conspué par la foule et des manifestations monstres avaient été organisées contre le « danger islamiste ».
Dans ces conditions, comment ne pas s’interroger sur une série de meurtres non élucidés à ce jour ? Ceux du journaliste Ugur Mumcu (1993) et de l’intellectuel arménien Hrant Dink (2007), comme ceux dont ont été victimes un prêtre catholique à Trabzon (2006) et trois protestants à Malatya (2007).
On n’a, en revanche, aucun doute quant à la préméditation des comploteurs. D’après les notes de Balbay, corroborées par celles d’un ancien commandant des forces navales, une fraction de l’armée planifiait la liquidation de l’AKP avant même sa victoire aux législatives de novembre 2002.
Dès le mois de juillet, le général Kilinç, alors secrétaire du Conseil de sécurité nationale, confie : « Ce nouveau parti est très puissant. J’ai demandé à des représentants de chambres de commerce de nous aider. Nous devons susciter des troubles. On ne peut pas barrer la route à ce parti par des moyens légaux. » Le 30 décembre, le général Eruygur renchérit : « Ces chiens [de l’AKP] ne renonceront pas à leurs objectifs. Nous les surveillons de près. Notre grande inquiétude est qu’ils nomment certains de leurs proches à des postes sensibles. »
Ossements dans des puits
Trois obstacles se dressent devant les putschistes et les empêchent de passer à l’action. D’abord, les critères d’adhésion à l’Union européenne, à laquelle la Turquie est candidate. Ensuite, l’absence de solution politique de rechange, l’opposition étant désespérément faible et divisée. Enfin, et surtout, l’absence d’unanimité au sein de la haute hiérarchie militaire, obligatoire pour des décisions aussi graves depuis le coup de 1980. Selon certaines estimations, la proportion entre putschistes et non-putschistes serait de 75 % contre 25 %. Chiffres invérifiables, bien sûr, mais il est établi que Hilmi Özkök, le chef d’état-major de l’époque, a joué un rôle clé pour bloquer les tentatives des jusqu’au-boutistes. Ce qui lui a valu de violentes attaques de la part d’une poignée de journalistes téléguidés. « Beaucoup de gens sont inquiets pour l’avenir du pays, explique ainsi le général Eruygur à Balbay. Nous devons les rassembler, et vous [journalistes], vous devez les guider. »
Mais les temps ont changé : la société ne se laisse plus guider aussi facilement. Quand le gang Ergenekon s’est constitué, dans les années 1990, la guerre contre les séparatistes kurdes du PKK battait son plein (36 000 morts) dans le Sud-Est anatolien. Un terrain d’entraînement idéal contre les « ennemis de la République ».
Depuis quelques semaines, on découvre dans la région des restes humains jetés dans des puits. Les victimes sont-elles au nombre des 1 200 à 1 700 personnes (des guérilleros kurdes, ou supposés tels, dans leur majorité) portées disparues dans les années 1990 ? Pour accomplir cette sale besogne, le gang Ergenekon a semble-t-il eu recours au Jitem, un service de renseignements clandestin de la gendarmerie. Lequel aurait utilisé des militants du Hizbullah, un groupe d’islamistes extrémistes, avant de les liquider à leur tour.
Troublante coïncidence, les généraux Levent Ersöz et Veli Küçük, du Jitem, et surtout leur chef, Sener Eruygur (quatre étoiles) – tous en fonction pendant ces années noires –, sont déjà inculpés dans l’affaire Ergenekon. Ils risquent la réclusion à perpétuité.
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