Les « Crocos » de Saint-Cyr
Dans le jargon militaire, on les appelle les « Crocos ». Ce sont les étudiants subsahariens de la prestigieuse École spéciale militaire de Saint-Cyr (ESM), située à Coëtquidan, à une trentaine de kilomètres de Rennes, en France. Tous francophones, ils constituent le plus gros bataillon puisqu’ils sont 53 sur un total de 77 étudiants étrangers. « Nous avons toujours eu des Africains depuis 1945 », explique le colonel Pierre Liot de Nortbecourt, directeur de la formation. « Et, contrairement à d’autres écoles, ils sont intégrés aux Français et suivent la même formation », ajoute-t-il.
Unis par l’esprit de corps et la fierté de revêtir l’uniforme, ces élèves vivent dans une enceinte isolée de 5 400 hectares de forêts vallonnées, de complexes sportifs, de villages reconstitués et de nombreuses zones de manœuvres. D’une architecture plutôt discrète, les résidences et les bâtiments dénommés « voracières » entourent de larges places où dominent les statues de grands stratèges : Kléber, Marceau, et surtout l’empereur Napoléon-Bonaparte, fondateur de l’école en 1802, à Versailles, en région parisienne. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est le général de Gaulle qui a créé l’antenne bretonne pour parfaire l’apprentissage des stratégies et du commandement opérationnel.
Après un concours d’entrée au niveau bac+2, cette formation de trois ans peut-être complétée par une année de spécialisation. Brillants et ambitieux, ces futurs hauts gradés ne sont pas forcément issus de la troupe. « Ce sont de plus en plus des civils, c’est un signe indiscutable de changement, affirme le général de division Nicolas de Lardemelle, commandant des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan (ESCC). Beaucoup passent le concours sans avoir fait de classe préparatoire. Il y a vingt ans, c’était impensable. Leur niveau a incontestablement progressé. Et nous n’avons plus de fils de chefs d’État depuis très longtemps. »
Parmi les élèves les plus connus retenons, notamment, le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali (promotion Bourguiba 1956-1957) et l’actuel chef d’état-major des armées au Cameroun, René Meka (promotion Vercors 1960-1962). Et pour ne citer que la seule Côte d’Ivoire, plusieurs lieutenants des ex-Forces Nouvelles (FN), le général putschiste Robert Gueï ou bien encore l’ancien chef d’état-major Mathias Doué ont fréquenté les bancs de Saint-Cyr.
Mais depuis les temps ont changé. Et même si les élèves rencontrés ont reçu l’interdiction formelle d’évoquer l’actualité politico-militaire quelque peu agitée ces derniers mois, les esprits ont bel et bien évolué. « Les armées doivent se tenir à l’écart de l’arène politique et être plus autonomes », ose Abdoul Aziz Ouédraogo, titulaire d’une licence en communication obtenue à l’université de Ouagadougou et qui se destine, à 24 ans, « sans l’ombre d’un doute », à porter le treillis pour servir son pays. « Aujourd’hui, les armées africaines dépendent encore de l’Occident. Mais dans quelques années, elles seront mobilisables très rapidement pour intervenir sur un théâtre ou empêcher qu’un conflit ne dégénère sur le continent », estime-t-il. Naturellement, ce changement d’optique implique une redéfinition du bagage fourni par Saint-Cyr. Les militaires africains ne doivent plus être, seulement, les gardiens du régime, mais avant tout des faiseurs de paix.
De tous les cours dispensés, celui qui touche à « l’éthique et la déontologie » est ainsi devenu l’un des plus appréciés, car le plus novateur. Crée en 2004 – « en pleine affaire Aussaresses », selon un officier [NDLR : général français qui a reconnu avoir torturé des prisonniers du FLN durant la guerre d’Algérie] –, il est assuré par des juristes et des professeurs de philosophie. Objectifs : mieux répondre à l’évolution du statut militaire, appréhender les différentes implications d’un conflit et aborder les relations avec les populations civiles. « On y apprend à gérer nos peurs et à réfléchir sur le sens du métier », explique un jeune Togolais de 26 ans, Magnassina Akata Adjari, titulaire d’une maîtrise de géographie obtenue à l’université de Lomé. « La mort, le statut des prisonniers ou l’attitude à adopter face aux enfants-soldats sont autant de questions essentielles », conclut-il.
« Discerner dans la complexité, décider dans l’incertitude et agir dans l’adversité », telle est la règle apprise à Saint-Cyr, censée résumer les qualités et les facultés attendues d’un chef. Comme dans la plupart des autres grandes Académies militaires à travers le monde, on forme des soldats mais surtout les futurs membres d’états-majors. D’où un enseignement pluridisciplinaire englobant aussi bien les techniques de management, l’informatique, les langues et les sciences que les formations commando, le renseignement, le parachutisme, les techniques de combat, le maniement des armes et la gestion des insurrections populaires.
La bonne volonté affichée de ces sous-lieutenants pétris d’idéal militaire changera-t-elle lorsqu’ils retrouveront, pour certains, un État de droit incertain, et, pour beaucoup, un dialogue hasardeux avec le pouvoir politique ? « Il est vrai que l’autorité et le commandement sont vécus différemment en Afrique. Ne serait-ce qu’en raison du taux d’alphabétisation des soldats, beaucoup plus faible », reconnaissent nos futurs officiers. « Mais Saint-Cyr nous donne les outils pour nous permettre de nous adapter à n’importe quelle situation », précise le jeune Sénégalais Mouhamed Mustapha Seck, âgé de 25 ans.
La corruption, les violations des droits de l’homme, les tentations putschistes et autres réflexes claniques, on en parle aussi à Coëtquidan. Mais en off. « Il y a peut-être parmi ces élèves des brebis galeuses qui tenteront des coups de force ou qui basculeront dans l’ethnicisme », admet un officier supérieur français sous le couvert de l’anonymat. Mais, là aussi, Saint-Cyr se veut à la pointe. « Nos élèves sont passés au scanner. Ils sont parrainés et suivis tout au long de leur cursus », assure le commandant Laurent Cuny. Les adeptes du coup d’État sont prévenus. Ce n’est pas la peine d’envoyer un dossier de candidature.
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