Mourad Rammah : « L’âge d’or de la civilisation musulmane »

Kairouanais de naissance, ce docteur en archéologie islamique et histoire médiévale musulmane a reçu le prix Aga-Khan d’architecture en 1992 pour le projet de sauvegarde de la médina. Au sein de l’Institut national du patrimoine, il a piloté le dossier de classement des médinas de Kairouan et de Sousse au patrimoine mondial de l’Unesco, en 1988.

Publié le 30 mars 2009 Lecture : 6 minutes.

JEUNE AFRIQUE : Quel rôle a joué Kairouan dans l’histoire de la Tunisie, en particulier, et de la Méditerranée, en général ?

MOURAD RAMMAH : Elle a joué un rôle capital dans l’islamisation et l’arabisation du Maghreb et de l’Espagne, d’abord. Fondée par Oqba Ibn Nafaa en 670 après J.-C. (an 50 de l’Hégire, 50 H.), la cité a servi de base à la conquête du Maghreb, puis de l’Espagne, à partir de 711, sous l’égide du chef militaire berbère Tariq Ibn Ziyad et, ensuite, du gouverneur de l’Ifriqiya, Moussa Ibn Nousayr.

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C’est depuis Kairouan que les Arabes ont entrepris la conquête de la Sicile, en 827, celle de Malte, en 869, et sont parvenus à aborder l’Italie méridionale, saccageant Rome en 846. La prise de Syracuse, capitale de la Sicile grecque, en 878, illustre la suprématie de la flotte navale aghlabide en Méditerranée occidentale, qui devient alors une « mer arabe ». Cette dynastie des Aghlabides, fondée à Kairouan en 800, a favorisé, en outre, une fusion ethnique entre les Arabes et les Berbères et procuré à l’Ifriqiya la paix sociale et la stabilité politique. Elle a doté le pays d’une infrastructure solide et des fondements de l’administration, ce qui a permis à la Tunisie de jouer un rôle primordial dans l’histoire de la Méditerranée.

Les Fatimides, qui ont succédé aux Aghlabides en 909, sont parvenus à unifier tout le Maghreb. Et c’est à partir de leur nouvelle capitale, Sabra al-Mansouriya, aux environs de Kairouan, qu’ils ont fondé Le Caire (en 969 ; 358 H.) et choisi de s’installer en Égypte.

C’est après leur départ que la cité connaît son apogée…

Kairouan a atteint son apogée, au milieu du XIe siècle, sous le règne du prince ziride Al-Moez. La ville constituait alors un nœud commercial reliant les deux extrémités du monde musulman et un centre économique qu’abordaient les commerçants venant de l’Andalousie et les caravanes des gisements aurifères du pays de Gao (Mali). Ses ports accueillaient les bateaux provenant de l’océan Indien et de la mer d’Oman chargés de marchandises orientales et indiennes distribuées ensuite dans tout l’Occident musulman et dans les ports siciliens et italiens. Enfin, la chute de Kairouan, sous le coup des tribus hilaliennes qui l’ont saccagée en 1057 (449 H.), a sonné le glas de la civilisation musulmane et présagé la suprématie de l’Europe en Méditerranée.

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Quels sont les apports majeurs de Kairouan à la civilisation musulmane ?

Kairouan a d’abord joué un grand rôle religieux et spirituel dans la consolidation de la loi islamique au Maghreb. Elle avait opté pour le malékisme après avoir connu divers courants et schismes religieux. Bien que le rite malékite soit né à Médine, Kairouan a eu le mérite de l’avoir codifié et développé, grâce à Assad Ibn al-Furat (759-828) et Suhnun lbn Saïd (776-854), fondateur de l’école malékite ifriqiyenne, qui fut le plus célèbre jurisconsulte de tout l’Occident musulman.

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Ses disciples ont continué son œuvre en assurant l’exégèse des ouvrages des prédécesseurs et en développant ses thèmes afin qu’ils répondent aux besoins de la société maghrébine. C’est ainsi que le malékisme a pu atteindre sa maturité, au XIe siècle (Ve de l’Hégire), et que l’école kairouanaise a pu rayonner sur l’ensemble du Maghreb et sur l’Andalousie. La persévérance des théologiens et jurisconsultes kairouanais dans la propagation du malékisme a permis d’unifier spirituellement le Maghreb sous l’étendard de ce rite sunnite, mais aussi de lui épargner les luttes entre courants et schismes religieux dont souffre actuellement l’Orient musulman.

Et concernant l’architecture et ­l’urbanisme ?

Le haut degré de civilisation et de raffinement atteint par la société kairouanaise a également eu des répercussions certaines sur l’urbanisme. Une école architecturale a pu se développer à Kairouan, dont les modèles se sont imposés en Ifriqiya jusqu’à l’époque contemporaine, qui n’ont été supplantés qu’à l’arrivée des Ottomans et à la suite de l’infiltration des modèles artistiques hispano-mauresques – essentiellement à partir du début du XIIIe siècle.

Cette école architecturale s’est répandue jusqu’en Sicile normande, dont certains édifices, tels l’église San Giovanni degli Eremiti et le palais de la Zisa, à Palerme, se sont inspirés.

Il en est de même pour certains minarets marocains, à Marrakech et, surtout, celui d’Al-Qaraouiyine, à Fès, fondée au IXe par la femme d’un riche Kairouanais et dont le nom est directement issu de la communauté des deux mille familles qui avaient immigré à Fès. C’est le cas aussi de la mosquée Sidi Boumédiène, à Tlemcen, construite au XIVe siècle par un sultan de Fès. Le modèle architectural kairouanais est parvenu jusqu’en Égypte, à travers l’exemple de la mosquée d’Al-Azhar (970), au Caire.

Quel fut le rayonnement culturel de Kairouan dans le Bassin méditerranéen ?

Pendant plus de quatre siècles, la ville a été un centre intellectuel qui rayonnait sur tout le Maghreb et sur l’Andalousie.

Dès la fin du IXe siècle (IIIe siècle de l’Hégire), une académie (Beit al-Hikma) avait été créée, à l’instar de celle de Bagdad. Elle s’est spécialisée dans la traduction et dans les différentes sciences médicales, astrologiques et géométriques, instituant ainsi les bases d’une renaissance intellectuelle du pays et de tout l’Occident musulman.

Une école de médecine fut fondée par Isaac Ibn Imran, qui a atteint son apogée à l’époque fatimo-ziride, sous la houlette de Ahmad Ibn al-Jazzar [ndlr : 878-980, connu en Occident sous le nom d’Algizar], son chef de file incontestable. Il est l’auteur de plus de 44 ouvrages, dont le plus célèbre, Zad al-Moussafir [ndlr : « Viatique du voyageur »], a eu un grand retentissement aussi bien en Orient qu’en Andalousie, ainsi que son livre La Médecine des pauvres, qui constitue une première du genre. L’école médicale de Kairouan a rayonné sur la culture européenne médiévale et joué un grand rôle dans le transfert des connaissances médicales arabes vers la rive nord de la Méditerranée, à travers les universités de Salerne (Italie) et de Montpellier (France), ainsi que les villes andalouses. Plusieurs manuels médicaux ifriqiyens furent traduits en latin, en grec et en hébreu… Aucun médecin arabe ne fut autant traduit qu’Ibn al-Jazzar grâce, surtout, à Constantin l’Africain.

La cité d’aujourd’hui assure-t-elle une continuité avec celle d’hier ?

Kairouan continue à symboliser l’âge d’or de la civilisation musulmane et la nostalgie de la belle époque révolue. Étant donné que plusieurs saints et marabouts sont venus s’y installer depuis le XIIIe siècle, y édifiant des zaouïas et l’imprégnant d’une grande spiritualité, la ville demeure l’objet d’une vénération particulière de la part des Tunisiens, de tous les Maghrébins et des Africains du sud du Sahara. Certains, par extrapolation, la considèrent comme la quatrième ville sainte de l’islam après La Mecque, Médine et Jérusalem.

Certes, Kairouan n’est plus la grande métropole du Moyen Âge, mais elle connaît actuellement une relative renaissance. Plusieurs institutions supérieures, dont une université, y ont été créées. Sa population et sa superficie dépassent pour la première fois ce qu’elles étaient au moment de son apogée, au milieu du XIe siècle, et la forêt d’oliviers qui faisait sa réputation s’est régénérée.

Une pléiade d’écrivains et de poètes tunisiens sont originaires de cette ville [ndlr : voir p. 67]. L’ancienne médina est inscrite sur la liste du patrimoine mondial depuis 1988 et constitue le site tunisien le plus visité par les touristes après celui de Carthage.

Aussi, le passé glorieux de Kairouan plaidera-t-il en sa faveur pour que la cité retrouve sa place d’antan dans un futur projet d’union maghrébine, qui tarde à se dessiner. 

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