Parade militaire à Goz Beida

Le 15 mars, un an après le début de ses opérations, la force européenne Eufor a passé le relais aux troupes de l’ONU. La mission reste la même : protéger les réfugiés. Bilan d’une intervention contestée.

Publié le 16 mars 2009 Lecture : 7 minutes.

Vautré sur un matelas, en short, un soldat irlandais se dore sous le soleil tchadien. C’est l’heure de la pause, après le déjeuner, il fait 45 °C à l’ombre, et pas un souffle d’air. « Il rentre bientôt en Irlande, alors il faut faire vite », explique un gradé en souriant. L’opération pourrait s’appeler « Emergency Tanning », bronzage d’urgence. Depuis un an, la petite ville de Goz Beida, dans l’est du Tchad, voit arriver tous les trois ou cinq mois des troupes fraîches venues d’Europe. Manège incessant que les habitants regardent avec un mélange de curiosité et d’incompréhension. Il est vrai que le dispositif a de quoi étonner. En quelques mois, au début de l’année 2008, un carré de sable et d’épineux a été transformé en camp retranché. Les grandes tentes blanches du camp Ciara ont abrité 400 hommes de l’Eufor, essentiellement des Irlandais, passés depuis le 15 mars sous bannière des Nations unies. Quand le prêtre leur a demandé à quoi ils allaient renoncer pendant le carême, les ouailles, unanimes, ont répondu « la boisson et le sexe ». Pas vraiment une pénitence. Ciara est en effet le seul « dry camp » du pays, un camp sans alcool. Les sorties sont interdites après 17 heures… Peu d’occasions de briser le vœu d’abstinence. Le soir, pour tromper l’ennui, les militaires boivent des sodas, regardent la télé ou jouent sur les deux consoles reliées à de vastes écrans vidéo. Ils vont aussi à la salle de sport, une grande tente parfaitement bien équipée, avec vélos d’intérieur et appareils de musculation. Pas question de se laisser ramollir au soleil. En tout, l’Eufor a construit six camps au Tchad (voir carte), et un dans le nord de la Centrafrique, qui hébergent les 3 200 hommes envoyés par 23 pays, soit la plus importante force européenne en Afrique. Au défi logistique et technique de la construction se sont ajoutés les problèmes de ravitaillement en carburant, eau, nourriture et pièces détachées. Toutes les tentes sont climatisées, ce qui nécessite pour le seul camp de Goz Beida pas moins de 4 500 tonnes de fuel par mois. L’eau potable arrive en bouteilles plastique de 1,5 litre. Ici, pas de rations militaires, mais une vraie cantine avec un choix étonnant de plats dans un lieu aussi reculé. Difficile d’évaluer le prix de l’opération. Le coût commun, qui comprend, entre autres, les frais d’infra­structures, de transports, de communication et d’équipement médical est de 120 millions d’euros. Chaque État pourvoit en outre à l’équipement et l’entretien de ses hommes. Tous ces investissements pour quel résultat ? Officiellement, la force européenne avait pour mandat de contribuer à la sécurisation de la région, participer à la protection des réfugiés et des personnes déplacées, assurer la sécurité des organisations humanitaires et du personnel de l’ONU. La zone à couvrir est gigantesque, pas moins de 280 000 km2 avec douze camps de réfugiés soudanais (250 000 personnes) et cinq camps de réfugiés centrafricains (52 000 personnes), auxquels s’ajoutent une vingtaine de sites pour les Tchadiens déplacés (166 700 personnes).

« Très vite, on nous a demandé “d’assurer” la sécurité. C’est mal connaître le terrain. Ici chaque section, soit 30 hommes, est censée couvrir 18 000 km2 ! », explique le général français Jean-­Philippe Ganascia, qui commande l’Eufor.

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Chaque jour, des patrouilles sillonnent la brousse à la rencontre des populations. Comme ce dimanche matin dans les rues de Goz Beida. Le capitaine Sarah Jane Comerford a pris la tête d’une colonne de trois véhicules blindés. Des tourelles émergent les têtes casquées et couvertes d’un chèche vert camouflage, les yeux dissimulés derrière des lunettes noires. Dans le ventre de chaque blindé, une demi-douzaine de soldats, et quelques journalistes assistant à la parade.

Sentiment de sécurité

C’est jour de marché et les rues ensablées de Goz Beida sont en effervescence. Quelques enfants crient « cadeau cadeau » et saluent les militaires qui répondent poliment. L’avancée est lente, entravée par la foule des vendeurs et des badauds. Pendant quelques minutes, la colonne doit s’arrêter, stoppée dans sa manœuvre par un âne impassible qui se moque des chars comme de sa première charrette. Les Irlandais ne comprennent pas l’arabe tchadien, ni les dialectes locaux, et connaissent juste assez de français pour répondre « bond­jour » à une salutation. « Nos hommes se sont arrêtés dans plus de 500 villages. Maintenant, les gens nous connaissent et notre présence a permis d’instaurer un sentiment de sécurité », argumente le général Ganascia. Il n’empêche. Malgré cette proximité affichée avec la population locale, il n’est pas certain que les agriculteurs et les nomades du coin qui peuplent cette région immense et aride comprennent exactement ce que fait l’Eufor. Et qu’ils fassent la différence avec les forces françaises présentes au Tchad depuis des années. Les Blancs, surtout en uniforme, ont tendance à se ressembler. De même, les soldats reconnaissent ne pas toujours savoir distinguer un rebelle d’un bandit ou d’un soldat de l’armée tchadienne. « Des types enturbannés avec parfois des bouts d’uniforme, entassés dans un pick-up avec des armes, ça se ressemble. Quand on les croise, on dit bonjour, on fait un signe de la main, et voilà », indique un gradé en poste à Goz Beida. L’est du Tchad reste une région instable. Auparavant, les autorités traditionnelles réglaient les conflits locaux, mais les armes ont proliféré, les mouvements rebelles se sont multipliés, dans un environnement où l’autorité de l’État était quasiment inexistante. Un cocktail parfait auquel il ne manquait qu’un détonateur : le conflit au Darfour. Les chefs coutumiers ont été dépassés.

« Ici, il y a une profonde culture d’impunité », estime le chef de la délégation européenne au Tchad, Gilles Desesquelles. « Dans l’Est, celui qui n’a pas une arme, c’est qu’il en a deux », affirme de son côté Serge Mallé, représentant du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Quelques incursions de Djandjawids soudanais, puis des « Arabes à cheval » mal identifiés, ont brûlé des villages, tués les hommes, parfois violé des femmes. Personne ne sait qui sont les agresseurs, s’ils sont de simples bandits ou combattent pour une cause. La présence de l’Eufor a permis de rassurer les populations locales. « On ne pouvait même pas aller chercher du bois autour du camp. Maintenant, avec les soldats, c’est plus tranquille », explique Sileina, une des « chouchilles », représentante des femmes dans le camp de déplacés de Koubigou, près de Goz Beida. Environ 11 000 déplacés tchadiens ont regagné leur village d’origine, signe que l’insécurité a régressé. Mais pour les réfugiés soudanais, pas question de rentrer. « Tant que El-Béchir sera au pouvoir, on ne bougera pas d’ici. Il faut qu’il soit jugé. Et que l’on nous rende ce qu’on nous a pris », estime Abdalah Djouma Abakar, un Soudanais réfugié du camp de Djalaba.

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Déby en colère

« Ici on est un homme respecté en fonction de son armement. Alors on montre le nôtre », explique le commandant des Forces spéciales basées à Abéché, le colonel autrichien Manfred Hanzl. Pendant un an, la mission de l’Eufor aura donc essentiellement été de se montrer. Et de regarder passer les rebelles. L’interposition n’était pas dans son mandat. Ce qui a provoqué l’ire du chef de l’État, Idriss Déby Itno, après l’attaque en juin de rebelles dans la région de Goz Beida. « Nous avons accueilli avec joie la force de l’Eufor. Mais quelle ne fut pas notre surprise de voir, dès la première épreuve hostile, cette force coopérer avec les envahisseurs, les laissant emporter les véhicules des humanitaires, incendier les stocks de vivres et de carburant », a déclaré le président, avant de conclure : « Nous sommes en droit de nous interroger sur l’efficacité de cette force et sur l’utilité de sa présence au Tchad. »

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Concrètement, les soldats ne peuvent pas non plus pénétrer dans les camps, au nom du caractère humanitaire – et donc neutre – des lieux. Une police spéciale, composée uniquement de Tchadiens, le Détachement intégré de sécurité (DIS), a donc été mise en place pour assurer les fonctions que les militaires ne pouvaient remplir. « On a envoyé ici des forces suréquipées, comme si nous étions dans une situation de guerre, alors que le problème au Tchad c’est l’impunité, le banditisme, les coupeurs de route. L’idée de cette force était peut-être adaptée quand on l’a demandée en 2006, elle l’était moins quand elle est arrivée en 2008 », commente un diplomate qui tient à garder l’anonymat. « Ce qu’il aurait fallu, c’est une force de police et de gendarmerie », poursuit cette source.

Indignation au ministère des Affaires étrangères, à Paris. « Cette opération était conçue au départ comme une opération de police. Les militaires étaient là pour que les policiers de l’ONU et ceux du DIS puissent travailler dans un environnement sécurisé. Ce n’est pas la faute de l’Eufor si le déploiement de ces forces, qui dépend de l’ONU, a pris tant de retard », explique Éric Chevalier, ­porte-parole de Bernard Kouchner.

Officiellement, depuis le 15 mars, la Mission des Nations unies en République centrafricaine et au Tchad (Minurcat) a remplacé l’Eufor. Une grande partie des effectifs sur le terrain changera simplement de couleur de casque et passera sous le commandement de l’ONU. Les Français, pour la plupart, resteront, comme les Irlandais et les Polonais. Des troupes africaines sont attendues, notamment du Togo, du Ghana et du Malawi, probablement aussi de Libye. « Notre mot clé sera dissuasion », annonce Victor Angelo, représentant spécial du secrétaire général de l’ONU.

Tout change et rien ne change… La Minurcat aura des missions que l’Eufor ne pouvait assurer, comme l’appui à la justice et au système pénitentiaire, l’aide au retour de l’administration. Rien ne changera pourtant tant que la crise au Darfour ne trouvera pas une issue, que la Centrafrique ne sera pas stabilisée et que l’impunité persistera… « Cela vaut la peine d’investir dans l’espoir », conclut Victor Angelo. Il faudra certainement investir beaucoup. Et longtemps.

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