Quand les Nigérians se battaient contre le Japon
L’écrivain et dramaturge Biyi Bandele revient sur un épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale : l’épopée des « Chindits », en Birmanie.
La Drôle et Triste Histoire du soldat Banana, nouveau roman du Nigérian Biyi Bandele, commence par une scène à la fois terrible et cocasse. Un militaire anglais atteint d’une crise de paludisme erre dans les rues du Caire à la recherche d’un médicament, l’Atabrine, finit par le trouver, avale ses cachets puis, enfermé dans sa chambre d’hôtel, tente de se suicider en s’enfonçant un couteau dans la gorge. Sept mois plus tard, c’est-à-dire peu après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor qui déclencha l’entrée en guerre des États-Unis, « le commandant Wingate, extirpé de son placard, où il devait se contenter d’un travail de bureau après sa tentative de suicide due à la fièvre et à l’Atabrine, fut promu général. La mission du général Wingate était de contribuer à bouter les Japonais hors de Birmanie. Il créa à cette fin un ensemble de groupes de pénétration entraînés à opérer loin derrière les lignes japonaises. Il appela ces groupes de réaction rapide les “Chindits” ».
Tout est vrai dans ce prologue, à quelques détails près. Toujours controversé soixante-cinq ans après sa mort, l’étrange général Wingate, dont on dit qu’il recevait parfois ses soldats dans le plus simple appareil, s’est illustré successivement en Palestine, en Éthiopie et en Birmanie à la tête de commandos chargés de harceler l’ennemi.
En Palestine, à la fin des années 1930, cet ardent promoteur du sionisme a créé des groupes d’attaque, dirigés par des Anglais et composés de volontaires juifs issus de la Haganah, afin de tendre des embuscades aux saboteurs arabes qui s’en prenaient aux pipelines. Dans la Corne de l’Afrique, il a mis sur pieds la force Gédéon, une troupe de soldats anglais, soudanais et éthiopiens qui se sont illustrés avec succès contre les forts et les lignes de ravitaillement des fascistes italiens et ont aidé l’empereur Haïlé Sélassié à retrouver son trône.
Entraînés en Inde
Mais s’il évoque ces épisodes passés, le roman de Biyi Bandele est surtout consacré aux Chindits. Qu’un auteur nigérian s’intéresse à cet épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale ne doit pas surprendre : il y avait beaucoup de soldats africains parmi les Chindits. Dont le père de Biyi Bandele, Solomon « Tommy Sparkle » Bamidele Thomas.
« Au Nigeria, explique l’auteur, si vous allez dans des baraquements militaires, nombre d’entre eux portent les noms des batailles qui se sont déroulées en Birmanie. Mon roman met surtout en scène des Nigérians, mais il y avait aussi des Ghanéens, des Sierra-Léonais et des soldats d’Afrique de l’Est. Au total, quelque 20 000 Africains de l’Ouest, et environ 30 % d’entre eux étaient nigérians. »
Entraînés en Inde, les Chindits menèrent deux opérations d’envergure contre les Japonais : en février 1943 (Operation Longcloth) et en mars 1944 (Operation Thursday). Leur nom vient de celui d’un animal mythologique, mi-lion mi-griffon, le Chinthe, qui monte la garde devant les pagodes birmanes.
En 1943, quelque 3 000 Chindits entrèrent pour la première fois en territoire birman occupé. Leur objectif était de détruire la voie de chemin de fer permettant les ravitaillements japonais. Progressant à travers la jungle, ouvrant la voie à coups de kukris, ils parvinrent à bloquer les trains pendant une semaine. Plus de 800 d’entre eux moururent au combat ou victimes de maladies. Les blessés étaient abandonnés à leur sort.
À l’époque, l’efficacité de la méthode fut remise en question, mais les exploits des Chindits remontèrent le moral des troupes alliées dans la région, et Wingate, qui avait su s’attirer l’attention de Winston Churchill, put monter une seconde opération bien plus ambitieuse.
Rations k
C’est cette dernière qui offre à Biyi Bandele l’occasion de raconter l’histoire, imaginaire mais très documentée, du soldat Ali Banana, naïf gamin de Zaria qui s’est engagé pour faire comme les copains dans la brigade Thunder. Cette fois, Wingate a considérablement modifié sa stratégie : il a décidé de créer des bases fortifiées derrière les lignes japonaises.
Approvisionnées par des planeurs et des Dakotas de l’armée de l’air américaine (USAAF) et de la Royal Air force (RAF), ces bases situées dans des zones difficilement accessibles doivent servir de point de départ et de ralliement pour des opérations commandos. Nommées Aberdeen, White City, Blackpool ou Broadway, elles sont protégées par des champs de mines, des barbelés, des batteries antiaériennes… La mort brutale de Wingate, dont le bombardier B-25 Mitchell s’est écrasé dans les collines près de Bishenpur à la fin de mars 1944, ne met pas fin à l’opération.
Transporté à Aberdeen en avion, Ali Banana doit ensuite rejoindre White City à pied, à travers la jungle. L’occasion pour Bandele de décrire la difficile progression des soldats, nourris aux Rations K américaines, et les corps à corps sanglants où le fer des katanas japonais rencontre celui des kukris indiens. Si ses personnages sont fictifs, les faits sont réels, comme les batailles ou les armes utilisées. « Il y a des écrivains qui préfèrent rester vagues sur le sujet, explique Bandele. Pour ma part, j’ai pensé qu’il fallait que je sache ce que les Chindits savaient, jusqu’à un certain point. Alors j’ai appris beaucoup de choses sur les armes utilisées en Birmanie. »
L’épisode de White City constitue le point d’orgue du roman. Cette forteresse qui bloquait les ravitaillements japonais fut bombardée et assaillie pendant plus de dix jours, en avril 1944, sans jamais céder. Biyi Bandele en décrit l’enfer avec un juste mélange d’horreur et d’humour. Un mois plus tard, les Chindits passèrent sous le commandement du général Joseph Stilwell, qui décida de les utiliser comme des troupes d’infanterie normales pour attaquer des places fortes japonaises, alors qu’ils n’étaient pas équipés pour ! C’est d’ailleurs à cette période qu’ils subirent leurs plus fortes pertes, près de 1 400 morts et 2 500 blessés.
Le dernier Chindit a quitté la Birmanie le 27 août 1944, peu de temps avant que le pays soit libéré du joug japonais. Quant à ce que devint le soldat nigérian Ali Banana, mystère… Peut-être est-il revenu au pays comme tant d’autres, blessé, malade, l’esprit occupé par le souvenir des horreurs vécues et les éclats de rire de ses camarades.
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