Art africain: le pillage continue
La vente, le 25 février, de deux bronzes chinois de la collection Yves Saint Laurent-Pierre Bergé, réclamés par Pékin, rappelle que nombre d’objets d’art détenus par les musées ou les collectionneurs privés ont été dérobés lors de conquêtes coloniales. Un vol à grande échelle qui perdure en Afrique et alimente un trafic illicite dans une indifférence générale.
Art Africain: le pillage continue
« Je suis prêt à donner ces têtes chinoises à la Chine s’ils sont prêts à reconnaître les droits de l’homme », s’est exclamé, le 23 février, l’homme d’affaires français Pierre Bergé, après la polémique soulevée par la vente de deux bronzes de la collection qu’il détenait avec Yves Saint Laurent, acquis légalement mais volés à Pékin en 1860. Quel rapport y a-t-il entre les droits de l’homme et le patrimoine d’un pays ? Aucun. Mais, pour les Occidentaux amateurs d’exotisme, tous les arguments sont bons pour justifier le pillage, passé comme présent.
L’Afrique a été, et reste aujourd’hui, l’une des principales victimes de cette soif de beauté… et d’argent. Parfois, rarement, les douaniers interceptent les œuvres avant qu’elles ne s’envolent vers Paris, Bruxelles ou New York. En janvier dernier, c’est à Dakar que « 88 kg d’objets d’art africain prohibés à l’exportation » ont été saisis… avec de la drogue et des armes. La plupart du temps, pourtant, les pilleurs agissent en toute impunité et le continent est, jour après jour, vidé de son patrimoine. L’époque coloniale, qui a permis aux Occidentaux de remplir certains de leurs musées avec des sculptures exceptionnelles en provenance du Nigeria, du Bénin ou du Congo, est régulièrement pointée du doigt, suscitant maintes demandes de « réparation »… Mais tandis que l’attention est détournée vers le passé, le trafic illicite des œuvres se poursuit dans une indifférence quasi générale.
À Interpol, où sont recensés les objets volés, impossible d’obtenir des chiffres précis, des statistiques, des listes concernant l’art africain. Officier spécialisé dans la traque des œuvres d’art, Karl Heinz Kind s’en désole : « Les pays africains ne nous communiquent pas leurs informations. Quand un vol est perpétré, il n’y a ni description rigoureuse de l’objet ni photos. Nous demandons chaque année ces éléments, mais aucun pays n’est capable de nous les fournir. C’est un peu mieux dans les pays du Maghreb, mais en Afrique subsaharienne, c’est une catastrophe. Du coup, on ne peut pas faire grand-chose pour retrouver les œuvres. »
Même son de cloche au Conseil international des musées (Icom), où la responsable des programmes, Jennifer Thevenot, concède ne recevoir que des bribes d’informations qui ne permettent ni de recenser les œuvres volées sur le continent ni de bâtir une base de données utile. L’inefficacité des administrations, le manque de moyens et de volonté politique, le désintérêt vis-à-vis du capital culturel expliquent en grande partie cette situation.
Spécialiste du patrimoine pour la compagnie Art Loss Register, qui compile les renseignements relatifs aux objets volés, William Webber ne s’avance guère : « De nombreux sites non répertoriés peuvent être pillés, ce qui rend presque impossible d’évaluer le phénomène. » Certains experts estiment néanmoins le trafic mondial d’œuvres d’art à 4,5 milliards de dollars par an, l’Afrique comptant pour environ 10 % de cette somme.
Filières identifiées
L’étrange brouillard qui enveloppe la question du pillage ne signifie pas que l’on ignore tout. Les objets les plus recherchés comme les filières sont relativement bien identifiés. « On vole à grande échelle sur l’ensemble du continent, s’exclame George Abungu, représentant du Kenya au comité du Patrimoine mondial de l’Unesco. Les fameuses terres cuites du Mali et du Nigeria sont subtilisées sur les sites archéologiques. Des croix, des vieux manuscrits et des peintures religieuses sont volés en Éthiopie, tandis que toutes sortes de sculptures en bois, que ce soient des masques, des représentations humaines ou des figures rituelles sortent des pays d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest. Le long de la côte, en Afrique de l’Est, ce sont les poteaux funéraires vigangos, les portes et les chaises sculptées ainsi que les bijoux qui sont menacés. En Somalie, et en particulier au Somaliland, de nombreux objets archéologiques, dont des poteries, sont dérobés. » Il est possible de compléter ce sinistre tableau en consultant la « liste rouge » de l’Icom (voir ci-dessous).
Pour George Abungu, le pillage a commencé à l’époque coloniale, quand des sites comme ceux d’Abomey (Bénin) ou de la région ashantie (Ghana) ont été littéralement dépossédés de leur patrimoine. Mais la décolonisation n’a pas mis fin au problème. « Aujourd’hui, c’est différent, car un système organisé et systématique prive le continent du meilleur de son patrimoine. Et il est encouragé par les marchés d’Europe et d’Amérique du Nord qui se montrent très friands en art africain “exotique”. »
Sur le continent, les voleurs et les pillards sont très actifs dans les zones de conflits, où la loi et l’ordre ne sont pas d’actualité, et dans les zones de forte corruption, où la loi et l’ordre se monnaient. Au premier échelon de la filière, il y a les hommes de main qui subtilisent ou négocient les objets auprès de leurs propriétaires. Dans les villages, les lieux de culte, les musées, les sites archéologiques, pour la plupart mal protégés… Poussés par la pauvreté, ceux qui chapardent n’ont souvent guère conscience de la valeur de ce qu’ils vont revendre pour une poignée de dollars. Même les employés des musées, sous-payés, se servent parfois dans les vitrines – quand il y a des vitrines.
Plaques tournantes
Ensuite, les intermédiaires se jouent de frontières particulièrement poreuses pour expédier les œuvres vers les plaques tournantes où les « patrons » européens et américains viennent faire leur marché. Volées au Mali, au Nigeria, en République démocratique du Congo, en Éthiopie, au Soudan, au Mozambique, en Somalie, les œuvres transitent principalement par Nairobi (Kenya), Le Cap et Johannesburg (Afrique du Sud). Des personnalités « au-dessus de tout soupçon » mènent parfois des activités peu recommandables et fort lucratives. « Beaucoup d’intermédiaires locaux vendent directement aux membres du corps diplomatique, tonne Abungu. Des ambassadeurs installés en Afrique collectent des objets d’art volés, qui sont ensuite transportés par conteneurs ou via les valises diplomatiques. Certains collectionneurs se disant chercheurs, professeurs d’anthropologie, représentants d’universités et de musées à l’étranger achètent aussi. Tout comme, dans les zones de conflits, le personnel chargé du maintien de la paix, et qui veut ramener d’Afrique quelque chose qui soit “authentique, exotique et unique”. »
Même s’ils acquièrent souvent des faux artificiellement vieillis, les touristes et les expatriés participent au mouvement… comme une certaine classe moyenne africaine, aisée, qui commence à s’intéresser à son patrimoine… à titre individuel.
« Les voleurs agissent quand l’opportunité se présente, parce qu’ils tentent de survivre à la pauvreté, à la guerre, explique William Webber. La filière est étonnamment mal organisée, ce qui n’empêche pas le commerce local d’alimenter le marché international via des villes comme Paris et Bruxelles, où il y a une grande concentration de galeries. »
Sommes faramineuses
New York n’est pas en reste. Un immeuble de briques, le Chelsea Mini-Storage, y abrite des dizaines de magasins, tenus par des Africains, où se refourguent des milliers d’objets dépourvus de valeur… et quelques chefs-d’œuvre. Même si certaines pièces, comme les Nok du Nigeria, sont depuis les années 1970 strictement interdites à l’exportation comme à la vente, comment prouver à quel moment elles sont arrivées sur le territoire américain ? Surtout si elles n’ont jamais fait l’objet d’une déclaration de vol en bonne et due forme ?
Au dernier échelon de la filière officient les revendeurs (galeries, antiquaires, maisons de ventes aux enchères) et les acheteurs (riches collectionneurs privés, institutions, musées…). Difficile de les confondre : tous peuvent protester de leur bonne foi, vu qu’il est quasi impossible de retracer le parcours des objets. Surtout quand on préfère l’ignorer. La chanson est toujours la même : les œuvres seraient mieux protégées et mises en valeur en Occident. L’expert Pierre Amrouche confie ainsi : « Le trafic d’œuvres d’art est moins grave que le pillage des matières premières. Pratiquement tous les collectionneurs occidentaux seraient prêts à donner des objets s’ils étaient certains qu’ils soient protégés dans leur pays d’origine. » Donner ? On peut en douter. Bien entendu, certains pays tentent de mettre en place et de faire appliquer des mesures pour lutter contre le trafic (voir ci-contre). Mais comment lutter quand les sommes en jeu sont faramineuses ? Sur le marché occidental, un masque fang peut atteindre la coquette somme de 6 millions d’euros lors d’une vente aux enchères.
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