Aux sources de la fatwa

Islamologue tunisien

Publié le 3 mars 2009 Lecture : 6 minutes.

À l’instar de beaucoup de mots d’origine arabe qui se sont imposés aux lexiques modernes des langues européennes, la fatwa (consultation juridique en droit musulman) est devenue familière au public occidental, particulièrement depuis la fameuse condamnation à mort de Salman Rushdie par l’ayatollah Khomeiny. De fait, le phénomène de la prolifération des fatwas est assez récent. Dans le passé, le mufti (littéralement celui qui émet une fatwa), qui était la personne habilitée à donner son avis sur un sujet de droit, était souvent un fonctionnaire de l’État, un adjoint en quelque sorte du juge, même s’il jouissait dans certains milieux d’une autorité morale plus grande due, selon les cas, ou à ses qualifications techniques ou à son rang social. Ce qui ne l’empêchait pas de répondre aux questions posées par des particuliers, notamment en matière de culte, d’affaires matrimoniales et de succession. À ce titre, ses avis étaient en règle générale consignés par lui-même ou par un secrétaire. Ils servaient de référence aux jurisconsultes postérieurs confrontés à des problèmes similaires, et n’étaient que très rarement contestés.

Cependant, ces avis, bien qu’en principe personnels et n’engageant que leur auteur, s’inscrivaient toujours dans la logique de l’une des quatre écoles (madhhab) « orthodoxes » reconnues – à savoir le hanafisme, le malikisme, le chafiisme et le hanbalisme –, auxquelles il faudrait adjoindre l’école jaafarite chiite. Ce qui n’est plus le cas de nos jours. Les muftis officiels ou autoproclamés se permettent des libertés d’interprétation aux fondements théoriques pour le moins fragiles et ne visent que la consolidation de valeurs sociétales traditionnelles assimilées abusivement à l’islam.

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En d’autres termes, la fatwa faisait partie intégrante de tout un système juridico-socio-politique où la religion jouait le rôle d’instance suprême de légitimation et de justification des normes admises dans les sociétés musulmanes. À ce niveau, il n’y avait guère de différence significative avec les sociétés chrétiennes du Moyen Âge. Ce n’est que depuis l’intrusion, en Occident, de la modernité que la religion n’y joue plus ce rôle. Or on sait que la plupart des pays musulmans accusent à cet égard un retard incontestable. Les régimes politiques qui président aux destinées de ces pays continuent donc d’instrumentaliser la religion en vue d’asseoir leur pouvoir despotique, faute de jouir d’une légitimité démocratique. Cela est manifeste à travers diverses décisions qui vont toutes dans le même sens : l’orientation donnée aux programmes d’enseignement, la censure exercée à l’encontre des courants qui prônent la laïcité et défendent les droits humains, et maintes dispositions législatives et réglementaires, surtout en période de crise et dans les situations de blocage. À titre d’exemple, le régime saoudien recourt constamment à la fatwa lors d’événements où il est en difficulté et se sent menacé : pour justifier l’emploi de la force, avec l’appui de la gendarmerie française, afin de déloger, en pleine période de pèlerinage, les rebelles qui se sont emparés en 1979 du sanctuaire de la Kaaba ; pour faire admettre, en 1990, la présence sur le sol du royaume de troupes « infidèles » en vue de la libération du Koweït ; et tout dernièrement pour dissuader les gens d’exprimer par des manifestations de rue leur solidarité avec les Palestiniens lors de l’opération israélienne contre Gaza.

L’autre domaine où les fatwas continuent de proliférer est celui de la régulation des relations entre les sexes. Celles-ci ne sont pas seulement organisées au sein de la famille, elles sont orientées vers la satisfaction des intérêts de l’homme et le maintien de la condition féminine dans un état d’infériorité. La polygamie, la répudiation, le système du tutorat, l’obligation de la dot lors du mariage, le droit de correction de la femme conféré au mari, la nécessité de l’avis favorable de celui-ci pour l’exercice d’une profession ou d’une activité quelconque en dehors du foyer, le port du voile, le partage inégal des successions, voire la conduite d’une voiture, autant de phénomènes où l’inégalité foncière entre l’homme et la femme est justifiée par des considérations à caractère religieux.

Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de porter un jugement sur le bien-fondé de ces justifications, à vrai dire bien fragiles, mais de constater que le statut personnel est, avec le politique et même davantage que le politique, le domaine où s’exerce le plus le recours au mufti. Dans l’un et l’autre cas, la fatwa révèle au plus haut point le degré de blocage ou d’évolution des sociétés musulmanes. Dans chaque situation où la religion est instrumentalisée par les pouvoirs politiques, on est en présence de systèmes de gouvernement prémodernes. Et chaque fois que les musulmanes et les musulmans ressentent le besoin de recourir à une justification religieuse de leurs rapports sociaux et familiaux, c’est l’indice de l’intériorisation de normes de comportement qui ne laissent aucune marge à l’autonomie de la personne humaine, à sa liberté fondamentale et à sa responsabilité individuelle, quel que soit l’habillage religieux qui enveloppe la négation de ces valeurs.

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Mais est-ce le cas dans tous les autres domaines de la vie ? Certainement pas. Les activités économiques et sociales de tout ordre sont régies par les dispositions du droit positif ou du droit coutumier la plupart du temps implicite. Et ce au grand dam des porte-parole de l’islam traditionnel ou contestataire, qui y voient un écart inadmissible par rapport à la norme édictée par les jurisconsultes (fuqahâ). Cette norme stipule en effet que tous les actes humains doivent impérativement tomber sous l’une des cinq qualifications légales (ahkâm) qui sont, par ordre décroissant : l’obligatoire, le recommandé, le permis, le répréhensible et l’illicite, alors que le droit positif ne reconnaît que deux statuts à ces actes : le permis et l’interdit. Il ne s’agit pas évidemment d’une opposition purement formelle, car les ahkâm sont supposés être d’origine divine et, à ce titre, non susceptibles de changement ni d’abrogation. Par contre, l’interdiction qui frappe tel ou tel acte par la force de la loi positive peut être levée par le législateur qui l’avait instituée dans d’autres circonstances.

Tout le problème est là. Le musulman est-il prêt à admettre le caractère humain et historique, donc relatif, des règles édictées par les jurisconsultes d’hier et d’aujourd’hui, même celles qui prétendent qu’elles ne sont que l’application pure et simple de recommandations coraniques explicites ? Ou bien admet-il que l’intervention humaine dans l’interprétation des textes sacrés – et les méthodes de raisonnement appliquées par les théoriciens du droit dit islamique– confère indubitablement à la production des clercs un caractère relatif, non définitif et non éternel ? S’adresser à un mufti pour rechercher la qualification légale d’un acte grave, important ou anodin, c’est rechercher une sécurité fictive octroyée par autrui au lieu d’agir en conscience et d’assumer son entière responsabilité dans les cadres appropriés.

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Ne nous trompons pas. La fatwa est le signe, de la part de ceux qui la demandent, d’un comportement de sujet, pas celui de citoyen libre ni de croyant conséquent. Et ceux qui l’émettent sont, consciemment ou inconsciemment, les défenseurs de l’ordre établi ou fantasmé, même sans tenir compte de leur défense égoïste de privilèges moraux et matériels parfois considérables. Le comble est qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils offrent à ceux qu’ils condamnent comme apostats une aura pas toujours méritée, alors que ces derniers n’avaient usé que de leur droit naturel à la liberté d’expression et de croyance, et que, sans les fatwas qui les frappent, beaucoup d’entre eux seraient restés dans l’anonymat le plus complet. Le cas de Taslima Nasreen en est la parfaite illustration.

Néanmoins, les uns et les autres ne représentent plus en réalité qu’une frange minoritaire dans la population. Ce n’est pas parce qu’ils occupent la scène médiatique qu’ils sont plus représentatifs. Au contraire, leurs cris attestent du désespoir d’un monde qui agonise. Il ne renaîtra pas de ses cendres pour autant. La crédibilité de tout discours religieux est de plus en plus fonction de son succès à purifier l’islam des couches d’interprétation accumulées au cours des siècles où il servait à justifier l’ordre social. Les musulmans fournissent tous les jours dans leur vécu la preuve qu’ils aspirent à un autre ordre plus équitable et plus respectueux de leurs droits. Toutes les fatwas du monde n’arriveront pas à leur faire préférer la tyrannie, l’injustice ou la discrimination. 

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