Kemal Saïki, médiateur sans frontières

De Freetown à El-Fasher, au Darfour, ce fonctionnaire international natif d’Annaba cultive avec modestie sa prédilection pour les missions de maintien de la paix.

Publié le 3 mars 2009 Lecture : 5 minutes.

Kemal Saïki porte deux montres : au poignet droit, une boussole et l’heure de Paris ; au gauche, l’heure de New York et celle d’El-Fasher, la capitale du Nord-Darfour. Ainsi peut-il se sentir au même instant au plus près de sa petite-fille, qui grandit en France, de son épouse, installée outre-Atlantique, et de ses fonctions, au Soudan. Le tout sans perdre le nord. Et ça marche.

Dans moins de quarante-huit heures, après une escale au Caire et à Khartoum, il rangera son bonnet et son long manteau bleu marine dans un préfabriqué de la Mission des Nations unies et de l’Union africaine au Darfour (Minuad), à El-Fasher. Depuis sa nomination, en juillet 2008, au poste de directeur de la communication et de l’information de la Minuad, ce décor désolé de sable ocre et de camps de réfugiés est son cadre de travail. Et plus difficilement de repos. Compte tenu de l’insécurité, l’ONU a décrété la mission « sans famille ».

la suite après cette publicité

Mais, pour le moment, Kemal Saïki est bien là : concentré, les bras croisés, il plonge les yeux dans sa tasse de café vide, cherchant le fil rouge entre les morceaux de son existence itinérante. Alger, Koweït-City, Vienne, Abidjan, Freetown, Kinshasa… À bientôt 60 ans (en juin prochain), ce fils d’officier de marine natif d’Annaba, qui a dû renoncer très tôt au cinéma pour devenir traducteur technique, a parfois du mal à comprendre comment il est passé d’une capitale et d’un monde à l’autre : Sonatrach, Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole (Opaep), Banque africaine de développement (BAD), Nations unies… Mais plutôt que d’inventer de grandiloquentes explications rétrospectives, il se contente de lâcher un modeste « et puis je me suis retrouvé là ».

Les coups du hasard, pourtant, il n’en a pas beaucoup connu. Sinon, peut-être, en 1968 : cette année-là, le jeune Kemal a le malheur de réussir son bac au lycée Gautier, à Alger, et de décrocher une bourse pour le prestigieux Institut des hautes études cinématographiques (Idhec), à Paris. Il débarque en France la fleur au fusil… et se retrouve devant le rideau fermé de l’Idhec, grèves de Mai 1968 obligent. Sans certificat de scolarité, pas de bourse. Sans bourse, pas de séjour à Paris. « Mon père m’a dit : tu es un garçon bien élevé, tu rentres faire tes études. » Et Kemal de rentrer au bercail.

Traducteur de choc

À Alger, il fait une croix sur son envie de faire des films, mais conserve celle de « voir le monde » ; il s’inscrit en fac d’anglais. Des études qui le conduisent à maîtriser parfaitement la langue de Shakespeare – et ses nombreux proverbes qu’il aime à citer – et à devenir traducteur. Un certain Chakib Khelil – aujourd’hui ministre de l’Énergie et des Mines – dirige alors une filiale de Sonatrach associée à une entreprise américaine spécialisée dans le forage. Après un entretien, Kemal est recruté. Et voilà l’artiste, l’admirateur du comédien Jacques Perrin et des Black Panthers, traduisant de savants documents sur la porosité et l’humidité des sous-sols. Pour une vie de bohème…

la suite après cette publicité

C’est l’organisation, à Alger, d’un symposium international sur le gaz naturel qui va donner à Kemal l’occasion de quitter le monde trop studieux de la « traduction technique » : le temps de l’événement, il est affecté aux relations extérieures de Sonatrach. Un job temporaire qui va finalement durer. « Comme disent les Anglais, la preuve par le pudding, c’est quand on le mange, et je m’étais bien débrouillé », s’amuse-t-il. Toujours grâce à son anglais, il intègre ensuite les services des relations publiques de la Direction nationale des coopératives – à l’époque, la première entreprise d’Algérie – et du ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme. Partout, Kemal prend ce qu’il y a de bon à prendre : les rencontres. Avec Ricardo Bofill, invité à Alger par le ministère de l’Habitat à l’époque des grands projets, si utopiques soient-ils : sollicité pour la construction de mille villages, l’architecte catalan débarque, flanqué d’un mathématicien, d’un poète et d’un philosophe… Rencontre aussi avec le prince Philip – l’époux de la reine Élisabeth –, qui préside la Fédération internationale de sport équestre, tandis que le patron de la Direction des coopératives est à la tête de la Fédération algérienne : le monarque est invité à Alger et Kemal fait l’interprète entre le chef steward de l’avion spécial et le cuisinier kabyle. Les repas doivent être au goût de Son Altesse royale…

Le grand saut

la suite après cette publicité

Mais le monde ne se limite pas à l’Algérie, Kemal le sait, qui se souvient que lorsqu’il travaillait à Sonatrach, le secrétaire général de l’Opaep lui avait proposé un poste au département de l’information. Pourquoi pas ? Le siège est à Koweït-City, exotique. En 1978, Kemal s’envole pour le Golfe. C’est le début d’une longue aventure dans les organisations internationales. Elle dure toujours. Après l’Opaep, il y aura l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi) et l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), à Vienne. Puis la BAD, à Abidjan. Toujours au département des relations extérieures, l’occasion, notamment, de s’amuser à voir les journalistes courir après l’information quand les grands de l’Opep s’entendent en conclave sur le niveau de la production d’or noir.

Puis c’est le grand saut dans les missions de maintien de la paix, dont Kemal avait eu un avant-goût à Vukovar – dans l’actuelle Croatie –, à la fin des années 1990, et qui lui a laissé un souvenir exaltant. Nous sommes en 2003. Kemal, qui vient de rentrer d’Abidjan, vit avec son épouse et ses trois enfants aux États-Unis, dans le Wisconsin. Son projet : monter un cabinet de conseil spécialisé sur l’Afrique. Il y a peut-être une carte à jouer. Las ! Le 11 Septembre est encore tout frais dans les mémoires et la guerre vient de commencer en Irak. Bref, il ne fait pas bon s’appeler « Kemal Saïki » outre-Atlantique. Il décide de retourner à l’ONU, sa « secte », comme dit son épouse. Mais, cette fois-ci, du côté sombre des lendemains de guerre, loin des couloirs capitonnés de l’Onudi. D’abord à Freetown (avec quelques incursions à Monrovia), puis à Kinshasa, où Kemal dirige notamment Radio Okapi. Créée par l’ONU pour recoller les mille morceaux de la RD Congo, c’est la seule radio congolaise qui émette en cinq langues et un média reconnu pour son professionnalisme. Un projet de longue haleine que Kemal aimerait bien reproduire au Darfour. Mais pourquoi cette prédilection pour les missions de maintien de la paix ? « Ce serait difficile d’en parler sans être grandiloquent », se défend-il. Parce que c’est comme ça… 

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires