Le « schisme »

Publié le 2 mars 2009 Lecture : 5 minutes.

Vers la fin de son règne et de sa vie, alors qu’il était encore en bonne santé et lucide, le président Félix Houphouët-Boigny aimait surprendre ses interlocuteurs en développant devant eux, en cercle restreint, des analyses stratégiques qui allaient à contre-courant de la pensée dominante du moment.

Ceux qui l’ont connu savent, en outre, qu’il a toujours été hanté par l’obsession de voir l’islam et le communisme, l’un véhiculant l’autre, submerger l’Afrique subsaharienne.

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Il s’était d’ailleurs adossé à l’Occident et allié à Israël, principalement pour protéger la Côte d’Ivoire de cette fantomatique invasion.

Un soir, alors que j’étais son hôte à Abidjan et que nous parlions de la situation au Moyen-Orient, il m’a dit ceci, que je n’ai pas oublié :

« Tout le monde le sait : je connais bien les dirigeants d’Israël et je compte parmi mes amis des Juifs français, américains ou autres, très importants dans leurs pays.

Je peux donc vous dire, en connaissance de cause, que les gens qui parlent beaucoup d’Israël et de sa puissance et moins des Juifs de la diaspora se trompent complètement : Israël n’est rien, les Juifs sont tout. »

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Formulée à la fin des années 1980, cette affirmation pouvait surprendre ou même paraître exagérée. Elle me revient à l’esprit aujourd’hui parce que la relation entre les 5,5 millions de Juifs d’Israël et les 5,3 millions de la diaspora américaine en particulier « bouge » de façon significative pour la première fois depuis plus d’un demi-siècle.

Parce que le mouvement a toutes chances de s’amplifier, d’affecter la politique américaine vis-à-vis d’Israël et, par voie de conséquence, l’évolution de la situation au Moyen-Orient dans son ensemble, je fais de ce sujet – non encore traité par mes confrères  – le thème de mon analyse de cette semaine.

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Jusqu’ici, invariablement et comme pour se faire pardonner d’être restés en Amérique (du Nord et du Sud), en Europe ou en Afrique du Sud – à l’abri –, les Juifs de la diaspora ont apporté à Israël, et à leurs coreligionnaires qui ont accepté, eux, de s’y installer à leurs risques et périls, un soutien inconditionnel.

Forts de ce soutien et de cette protection, les dirigeants d’Israël – beaucoup d’entre eux en tout cas – en sont arrivés à croire qu’ils seraient toujours défendus et couverts. Ils pouvaient donc se permettre d’« aller jusqu’au bout de leur pouvoir », c’est-à-dire trop loin : se lancer dans des guerres coûteuses et non nécessaires, occuper des territoires et les coloniser, en annexer d’autres, ignorer les résolutions de l’ONU, ne pas respecter les conventions internationales…

Parallèlement, le lobby qui a été créé aux États-Unis, il y a des lustres, sous le nom de « The American Israel Public Affairs Committee » (Aipac) a été accaparé par les droites américaine et israélienne. Elles l’ont transformé peu à peu en défenseur non pas d’Israël, mais de leur politique partisane et agressive.

Tout au long de ses deux mandats, le président George W. Bush s’est incliné devant les pressions de l’Aipac et les exigences d’Israël. Il a donné à Ariel Sharon et Ehoud Olmert, Premiers ministres successifs de l’État hébreu, tout ce qu’ils lui ont demandé, transformant la Maison Blanche en chambre d’enregistrement des desiderata de la droite israélienne.

Ces excès ont créé un malaise au sein de la diaspora juive américaine qui est allé grandissant – et ont suscité, depuis 2008, un début de réaction.

1. L’Aipac a beaucoup perdu de son pouvoir et de son influence depuis un an ; le monopole du lobbying en faveur d’Israël (en réalité de l’Israël belliqueux et opposé à la paix avec ses voisins) a lui-même disparu.

Il s’est créé, en effet, à Washington, en avril dernier, sous le nom de « J. Street », un lobby juif concurrent qui défend, lui, les thèses des « libéraux » américains et israéliens : évacuation des Territoires occupés et du Golan, création d’un État palestinien, accord de paix entre la Syrie et Israël, entre ce dernier et les autres pays arabes.

Les Juifs américains ont donc, depuis peu, la possibilité d’écouter une autre voix.

Et l’on murmure que les Juifs de l’entourage de Barack Obama sont, dans leur majorité, plus proches de J. Street que de l’Aipac.

2. Les Juifs américains et ceux qui ont choisi de vivre en Israël sont sensiblement égaux en nombre : chacune des deux communautés rassemble 40 % environ des Juifs du monde, soit un peu plus de 5 millions de personnes.

Mais ils viennent – il y a quatre mois pour les Américains et quatre semaines pour les Israéliens – de voter dans un sens opposé. Le quotidien israélien de gauche Haaretz déplore ce contraste et parle de « schisme catastrophique » :

« En votant à une énorme majorité pour le premier président africain-américain de leur pays, les Juifs américains sont restés fidèles à leur belle tradition et ont aidé les États-Unis à transcender leur passé raciste.

À l’inverse, à la majorité de 80 %, les Juifs israéliens ont voté en faveur de partis racistes déclarés et même fiers de l’être, dont la campagne incitait au rejet du 1,2 million d’Arabes citoyens d’Israël…

… Les Juifs américains et israéliens ont ainsi montré qu’ils étaient engagés dans des directions diamétralement opposées. »

Ce « schisme » se traduit déjà, au Moyen-Orient, par une atmosphère inimaginable il y a encore quelques mois :

En Israël, au niveau des dirigeants, on appréhende ce qui peut venir de Washington ; tandis que du côté arabe, à l’inverse, et de façon irréaliste, on attend de la capitale américaine plus qu’elle ne peut donner.

Les autres diasporas juives sont moins nombreuses – un peu plus d’un million et demi pour toute l’Europe –, moins riches et moins puissantes. Mais il n’est pas interdit de penser qu’elles connaissent sur les plans politique, psychologique et moral la même évolution que l’américaine.

Il est même plus que vraisemblable qu’une partie grandissante des Juifs d’Europe aura du mal à se solidariser avec la politique droitière de Benyamin Netanyahou et à ne pas prendre le maximum de distance avec les thèses du très raciste Avigdor Lieberman, chef d’Israel Beitenou.

Lorsque Houphouët a fait le distinguo entre Israël et les Juifs de la diaspora, le « schisme » entre les deux n’existait pas, n’était que virtuel ou potentiel.

Il est bien réel aujourd’hui ou à tout le moins est en train de s’installer.

Le problème se pose d’abord aux 13 millions de Juifs ; il risque d’être de plus en plus pressant et de se poser tout autant ou presque à nous tous.

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