L’entreprise informelle face aux défis de l’émergence économique du continent africain
Par le professeur Ahmadou Aly Mbaye (Université Cheikh anta Diop de Dakar) et Nancy Benjamin, économiste à la Banque mondiale.
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Nancy Benjamin
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et Ahmadou Aly Mbaye
Économiste sénégalais. Professeur d’économie à l’Université Cheikh-Anta-Diop (UCAD) de Dakar, directeur du Centre de recherches économiques appliquées (CERA)
Publié le 16 avril 2013 Lecture : 6 minutes.
Alors que les décennies des années 80 et 90 ont été considérées comme des décennies « perdues » pour l’Afrique, celles des années 2000 et 2010 semblent susciter beaucoup d’espoirs en termes de perspectives d’émergence du continent. Le continent africain sera-t-il le prochain tigre économique du monde ? Les arguments poussant à répondre par oui ne manquent pas, pas plus d’ailleurs que ceux incitant à répondre par non. Pour notre part, nous ne comptons pas trancher ce débat ; mais plutôt saisir l’opportunité qu’il nous offre de nous arrêter sur l’entreprise africaine, ses caractéristiques, son environnement institutionnel et sa contribution potentielle au bien être-économique et sociale.
En effet, l’entreprise constitue la cellule de base de l’activité productive et joue un rôle moteur dans le processus de transformation structurelle des économies nationales. Or, l’entreprise en Afrique, est essentiellement informelle [AFD, L’économie Informelle dans les Pays en Développement, Décembre 2012]. Malgré les limites des estimations officielles (celles des comptes nationaux) que nous pensons sous évaluées, elles révèlent que le secteur informel contribue pour une grande part au PIB (jusqu’à 70%) et à l’emploi (à hauteur de 90 %). En fait, l’emploi formel dans le secteur privé est véritablement rare, se situant entre 1 à 5% de la population active.
L’emploi formel dans le secteur privé est véritablement rare, se situant entre 1 à 5% de la population active.
Le gros informel en Afrique
Les résultats présentés dans ce papier proviennent d’enquêtes menées dans trois capitales ouest-africaines : Dakar (Sénégal), Cotonou (Bénin) et Ouagadougou (Burkina Faso) . Ces trois pays ont des différences importantes mais, en tant que groupe, sont fort représentatifs de l’Afrique de l’Ouest francophone et, dans une moindre mesure, de l’Afrique en général. Dans notre enquête, la stratégie d’échantillonnage a été conçue afin d’inclure trois catégories distinctes d’entreprises : le formel, le gros informel et le reste de l’informel.
La littérature économique sur le secteur informel a souvent eu recours à des stratégies de collecte de données qui privilégient les entreprises individuelles, souvent de type familial. Notre thèse est que le secteur informel est loin d’être un secteur homogène. Au contraire, il constitue un spectre très large de niveaux différents « d’informalité » avec des caractéristiques et des mécanismes opératoires très variées. Notre définition de l’informel se base sur une combinaison de critères, parmi les plus usuels dans la littérature, et conduit à une classification des entreprises de l’informel selon différentes catégories correspondant à des niveaux variables de formalité, comme le note Marcelo Giugale, Directeur du PREM. L’un des avantages de cette approche est qu’elle nous permet d’avoir une compréhension plus fine des différents segments de l’informel, mais surtout de mettre en évidence le phénomène du gros informel, jusqu’ici très peu abordé dans la littérature dominante (voir Pierre Jacquet, ancien Chef Economiste de l’AFD).
Au Sénégal, on estime qu’un seul commerçant contrôle plus du tiers des importations de riz du pays.
Les entreprises du gros informel sont fondamentalement différentes à la fois de celles du petit informel et du formel, mais dans le même temps leur ressemblent énormément à bien d’autres égards. Le repérage de ce type d’entreprise est délicat. On n’a pu y arriver qu’en combinant les résultats de nos enquêtes et interviews, en plus de croiser les bases de données fiscales et douanières. On les retrouve le plus souvent dans les secteurs suivants : l’import-export, le commerce de gros et de détail, le transport, la construction, etc. Par exemple, au Sénégal, l’on estime qu’un seul commerçant contrôle plus du tiers des importations de riz qui constitue l’aliment de base du pays.
Ces entrepreneurs du gros informel ont souvent commencé comme de petits exploitants avec un niveau d’éducation minimal, mais par la suite deviennent très riches et influents grâce à une capacité entrepreneuriale et de persévérance dans l’effort manifestement supérieure à la moyenne, ainsi qu’à l’aide de réseaux sociaux, ethniques et religieux. En termes de volume de ventes et d’autres indicateurs de mesure du niveau d’activité de la firme, ces entreprises ne diffèrent guère de leurs « homologues » du formel. En outre, elles sont enregistrées et bien connues des autorités. Pourtant, elles continuent à sous-déclarer massivement leurs ventes et à tenir des états financiers largement frauduleux. Dans leur méthode de gestion et leur structure organisationnelle souvent de nature familiale, elles ressemblent beaucoup aux entreprises du petit informel. En règle générale, une seule personne (généralement un homme) contrôle toutes les fonctions principales (ressources humaines, comptabilité, finance, marketing, etc.), contrairement aux entreprises formelles qui ont des départements fonctionnels bien séparés pour ces différentes missions.
Le patrimoine et les ressources des propriétaires ne sont pas clairement distincts de ceux de l’entreprise. Par ailleurs, ces entreprises sont fragiles dans la mesure où elles peuvent disparaitre suite à un conflit entre le propriétaire et le fisc ou la douane et réapparaître sous une autre dénomination, lorsqu’elles sont identifiées. Et en général, l’entreprise disparaît ou connaît de réelles difficultés en cas de décès du propriétaire.
Un facteur déterminant : l’environnement institutionnel
Notre point de vue est que l’environnement institutionnel et social joue un rôle crucial qui permet d’expliquer la prédominance du secteur informel. La faiblesse du climat des affaires et du cadre réglementaire incite les entreprises à opter pour le statut d’informel. Les entreprises formelles sont soumises à une prolifération de prélèvements fiscaux, comprenant plusieurs types d’impôts sur le revenu, des impôts sur les salaires, des impôts sur les équipements et les immeubles, et divers frais d’immatriculation et licences. Cette situation se traduit par la présence de nombreux impôts et taxes souvent redondants qui aboutissent à un niveau de contribution élevé, impliquant des coûts de mise en application onéreux.
Le droit des affaires en Afrique francophone, y compris dans les trois pays étudiés, est en principe régi par l’Ohada 1, une institution intergouvernementale construite sur le modèle du système juridique français. Mais il est évident que la plupart des États peinent à en mettre en œuvre les règles édictées, notamment celles relatives à la constitution de la documentation comptable et financière des entreprises.
La faiblesse du climat des affaires et du cadre réglementaire incite les entreprises à opter pour le statut d’informel.
Secteur informel et émergence économique
Et la question de départ refait surface : l’Afrique pourra-t-elle compter sur ses entreprises informelles pour enclencher son processus d’émergence ? Clairement, elle est vaste et complexe et nous ne pourrons certainement pas y répondre entièrement dans ces lignes. Nous souhaiterions plutôt soulever trois points qui permettront de mettre en évidence l’impact négatif de l’informel (en particulier du gros informel) sur le processus de croissance des économies africaines.
1. Il existe un écart important de productivité entre les entreprises du formel et de l’informel, qui est largement supérieure pour le formel. Ceci peut s’expliquer par le processus d’auto-sélection observé sur les entreprises, par la qualité des dirigeants. Les gestionnaires les plus talentueux préfèreront en effet se formaliser pour tirer profit des avantages liés à l’accès aux services publics, à condition bien sûr que l’Etat soit capable de mettre en application les règles gouvernant les affaires et de mettre en place un cadre réglementaire et un environnement des affaires suffisamment favorables (Gelb et al. 2009). L’informalité prive les entreprises de l’opportunité d’acquérir des compétences de gestion moderne et d’avoir de bons programmes de formation pour les travailleurs.
2. L’évasion fiscale est un autre coût social assez connu de l’informalité. Nos résultats indiquent un énorme contraste dans la contribution respective du secteur informel dans le PIB et dans les recettes fiscales. Sa contribution fiscale est marginale alors que sa part dans le PIB dépasse au moins 50% dans la plupart des pays du continent. Nous estimons que la perte de recettes fiscales due à l’évasion fiscale du secteur informel représente entre 3 et 10% du PIB selon les pays. Les entreprises du gros informel sont capables de payer beaucoup plus qu’elles ne le font, mais du fait d’une sous déclaration massive de leur chiffre d’affaires favorisée par un système de comptabilité fictive et de leur forte connexions politiques, elles réussissent tant bien que mal à se soustraire à cette obligation légale, privant les Etats d’importantes sources de ressources pour réaliser des investissements structurants.
3. L’existence d’un cadre réglementaire dual, un pour le formel et un autre pour l’informel est de nature à brouiller les signaux et ainsi mettre en péril les politiques publiques en faveur du secteur privé africain.
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