Rama Yade: « Sarkozy, les Africains et moi »
Inconnue il y a moins de deux ans, la secrétaire d’État française chargée des Affaires étrangères et des Droits de l’homme est aujourd’hui au sommet des sondages de popularité dans son pays. Entretien vérité avec un phénomène (pas seulement) médiatique.
On peut la juger agaçante, capricieuse, ambitieuse, orgueilleuse. Un peu trop jeune et jolie pour l’emploi, un peu trop médiatique aussi, avec sa façon tout incontrôlable de clamer sa flamme de midinette pour Nicolas Sarkozy et de bâtir au même moment sa notoriété en s’opposant à la volonté de son Pygmalion. Mais une chose est sûre : Rama Yade-Zimet est un phénomène. Le dernier baromètre Ipsos-Le Point place en tête des personnalités politiques préférées des Français cette femme noire de 32 ans à peine : du triplement jamais vu. Un phénomène bien dans l’air du temps diront les grincheux, ceux qui, au sein de la corporation politicienne, cachent mal la jalousie parfois teintée de machisme que leur inspire cette comète aux allures de princesse toucouleur. Mais manifestement et quelles qu’en soient les raisons, les Français, eux, l’apprécient. Au point de la rendre quasiment « invirable », selon le mot d’un conseiller de l’Élysée. Avec cette femme fière et complexe, volontiers sur la défensive dès que l’on ouvre les portes de son jardin privé, fille d’une enseignante qu’elle vénère et d’un diplomate qui fut secrétaire particulier de Léopold Sédar Senghor, nous avons voulu aller plus loin, chercher Ramatoulaye derrière Rama. L’entretien qui suit a été recueilli le 11 février dans son bureau du Quai d’Orsay, entre un portrait de Toussaint-Louverture et un chromo en forme de clin d’œil où Rama au Congo figure en lieu et place de Tintin.
Jeune Afrique : Vous êtes devenue la personnalité préférée des Français, avec 60 % d’opinions favorables. Votre réaction ?
Rama Yade : Il ne s’agit que d’un sondage, même s’il fait plaisir. Entre la « démocratie sondagière » et la démocratie élective, c’est la seconde qui est décisive en politique, avec la capacité à transformer l’essai.
Le président Nicolas Sarkozy est, lui, à 36 %.
Franchement, cette comparaison n’a pas de sens. Nicolas Sarkozy est chef de l’État, il doit gérer une crise économique grave et assurer le rang de la France dans le monde. C’est à la fin de son mandat que l’on pourra juger. Mais je ne m’inquiète pas pour lui. Il est un excellent président avec lequel je suis fière de travailler.
Votre popularité ne s’explique-t-elle pas par le fait que vous avez le beau rôle ? Les droits de l’homme, c’est une noble cause…
Peut-être, mais elle est difficile puisqu’on me reproche, de temps en temps, de trop en faire ou pas assez en ce domaine. Être en charge de cette question tout en ayant conscience qu’il faut, aussi, défendre les intérêts légitimes de son pays n’est pas un équilibre facile à tenir. Mais je me bats tous les jours pour faire de mon mieux, au nom d’une certaine idée de la France.
Votre popularité semble plus liée à votre personnalité qu’à vos actions en tant que secrétaire d’État…
Qu’en savez-vous ? Les résultats des sondages ne sont pas liés au fait que je suis jeune et sympa ! L’enquête que vous évoquez montre d’ailleurs que les Français retiennent surtout mes actions contre les violences faites aux femmes, les recrutements d’enfants-soldats et l’homophobie, mais aussi pour la réforme de l’adoption, la liberté d’expression et la justice internationale.
Le feuilleton de vos relations avec Nicolas Sarkozy, depuis votre refus d’être candidate aux élections européennes, ne commence-t-il pas à vous agacer ?
En effet. Il y a des sujets plus graves, comme la crise économique actuelle, qu’une boîte de chocolats envoyée au président !
Lors d’une récente intervention télévisée, Nicolas Sarkozy a déclaré : « Je crois qu’elle-même a bien compris qu’elle avait eu tort. »
Il a aussi dit que j’avais du talent et que je travaillais bien. Ce sont des propos équilibrés. Je me sens honorée de sa confiance.
Vous avez eu un entretien à ce sujet avec le président à l’Élysée. Peut-on parler de réconciliation ?
L’entretien a été cordial et sympathique. Pour le reste, je n’ai pas à faire état d’une conversation avec le président de la République.
Vous a-t-il reproché de jouer perso et d’avoir la grosse tête ?
Non. Il m’a dit sa confiance. Mais il a aussi confirmé que les droits de l’homme sont un combat difficile : c’est une charge à partager pour éviter que je me sente trop seule sur le sujet.
Votre ministre de tutelle, Bernard Kouchner, a déclaré en décembre que votre secrétariat d’État était une « erreur ».
Les Français ont répondu par leur marque de confiance. Et Bernard Kouchner s’est expliqué.
Que pensez-vous du livre de Pierre Péan, Le Monde selon K ?
J’ai exprimé ma solidarité gouvernementale à l’égard de mon ministre de tutelle, lequel s’est également expliqué à ce propos.
L’avez-vous trouvé convaincant ?
Oui.
Vos relations personnelles avec Rachida Dati seraient difficiles. C’est exact ?
On se trompe. C’est toujours la même chose : deux personnes issues de l’immigration dans le même gouvernement, cela ne doit pas aller. Pourquoi cet a priori ?
Et avec Fadela Amara ?
Tout va bien.
Votre engagement aux côtés de Nicolas Sarkozy, dès avant la présidentielle de 2007, a été plutôt mal vu par les Africains, tant en France que sur le continent. Cela vous a-t-il perturbée ?
J’étais sarkozyste et je le suis toujours. Je me suis engagée en politique car Nicolas Sarkozy m’a donné envie d’en faire et je pense que la France a besoin de lui. Donc, je ne regrette rien. Pour le reste, je suis une personne qui fait ses choix politiques en fonction de son histoire, de ses désirs, de ses envies et de ses ambitions. Je ne me détermine pas en fonction de ce que pense une communauté. Cela ne me gêne pas d’être en minorité au sein de la minorité, c’est ma condition, c’est même une forme d’identité. Nicolas Sarkozy ne m’avait rien promis, je ne lui avais rien demandé. Je me suis engagée par conviction et cela ne m’empêche pas de m’impliquer en faveur de ma communauté d’origine.
Vous réfutez tout lien entre vos origines et votre nomination au sein du gouvernement…
Oui. Et je continuerai à le faire.
Vous pensez vraiment que le fait que vous soyez noire n’a joué aucun rôle ?
Définir les gens, leur parcours, leurs histoires ou leurs promotions par des raisons liées à la couleur de leur peau est infamant et inacceptable.
Mais pourquoi ne pas assumer vos deux appartenances, vos deux identités ? Dire : je suis là parce que je suis compétente et parce que je suis noire ?
Jamais je ne vous dirai cela. J’ai un parcours classique, celui de la méritocratie républicaine. Nicolas Sarkozy et François Fillon m’ont fait confiance sur la base de mes compétences. S’il fallait un Noir pour un Noir, il y en avait d’autres à l’UMP. Je ne veux pas être jugée sur mes apparences, mais sur ce que je fais. Il ne faut jamais accepter de se laisser enfermer dans des considérations mélaniques. C’est un piège et je reprendrai quiconque parlant en ces termes. Je ne m’en lasserai jamais. Je suis une Française d’origine africaine compétente.
J’espère que la prochaine génération n’aura plus à répondre à ce genre de question. Elle doit pouvoir vivre sa normalité, s’épanouir et ne plus être réduite à des obsessions de type identitaire. C’est cela l’enjeu. Certes, je représente une part de l’Afrique par mon histoire personnelle. Mais comme membre du gouvernement, je représente la France.
Avez-vous été victime du racisme ?
Je préfère ne pas m’attarder là-dessus. Ce serait handicapant et somme toute inutile. Et puis quand des gens disent que je suis à ce poste uniquement parce que je suis noire, ce n’est pas forcément du racisme. Il peut y avoir de l’étonnement, de la surprise et un manque d’habitude. On nous dissèque encore parfois comme des animaux de laboratoire. Nous sommes dans une période charnière. Avant moi, Rachida ou Fadela, Kofi Yamgnane, Azouz Begag, Tokia Saïfi ont été des précurseurs. Les précurseurs suscitent toujours la curiosité. Les choses avancent lentement. Mais nous y arriverons.
Vous n’avez pas le sentiment que Nicolas Sarkozy ait eu la tentation de vous utiliser ?
Le président et le Premier ministre ont été les premiers à avoir nommé trois ministres issus de l’immigration à un tel niveau. Il est normal que cela procède d’une analyse sociétale de leur part.
Ce qui n’implique pas de tout expliquer en fonction des origines. Sinon, on verse dans le déterminisme. Cela dit, je suis engagée dans la cause de la diversité depuis longtemps, avec pour objectif de banaliser les personnes issues de l’immigration et d’en finir avec la stigmatisation. Le droit à la différence revendiqué durant les années 1980 est révolu. Moi, je revendique le droit à l’indifférence. Cela, les Français l’ont bien compris, pas encore les élites politiques.
Vous dites donc aux Africains de ne pas vous considérer comme étant des leurs…
Je ne dis pas cela. Si les Africains se sentent représentés par moi, j’en suis contente. Mais sur la scène diplomatique, c’est en tant que ministre de la République française que j’agis. Maintenant, d’un point de vue personnel, je peux vous parler du Sénégal et des gens qui partagent une partie de ma vie. Mais cela relève du culturel, de l’affectif, pas du diplomatique. Mon histoire, je l’ai racontée à plusieurs reprises et je ne cesserai de la raconter, car j’en suis très fière. C’est le parcours d’une immigrée qui a dû se battre et qui s’assume dans sa double culture.
À peine entrée en fonctions, vous vous distinguez en refusant de rencontrer le président congolais Denis Sassou Nguesso en visite à Paris… Une tocade ?
Non. Pour ma première intervention publique, il était prévu de mettre l’accent sur les droits de l’homme en organisant une manifestation avec les ONG, et ensuite seulement de rencontrer les responsables gouvernementaux, quels qu’ils soient. Mon premier geste public ne pouvait être celui-là.
En tout cas, l’intéressé n’a pas compris. Il souhaitait faire votre connaissance. Pas vous instrumentaliser…
Que ce soit lui ou un autre, là n’est pas la question. Je n’ai pas d’antipathie personnelle pour qui que ce soit.
Accompagnerez-vous Nicolas Sarkozy lors de sa visite à Kinshasa et à Brazzaville, fin mars ?
C’est au président de la République d’en décider, comme pour tous les déplacements qu’il effectue.
Lors de la visite présidentielle au Gabon, en 2007, est-il vrai qu’il a fallu insister pour que vous serriez la main du président Omar Bongo Ondimba ?
C’est faux.
Vous avez eu des mots très durs à l’occasion de la visite du colonel Kadhafi en France, en décembre 2007. Les regrettez-vous ?
Je voudrais quand même rappeler que je n’ai jamais été hostile à cette visite puisque je me suis moi-même rendue en Libye, en juillet 2007. Seulement, à la veille de son arrivée, le colonel Kadhafi avait justifié le terrorisme comme l’arme du pauvre et son voyage coïncidait avec l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. En tant que secrétaire d’État aux droits de l’homme, je n’ai fait que mon travail. Sinon, quelle aurait été ma crédibilité ?
On ne vous a guère entendue à propos des fameux tests ADN. Pourquoi ?
Vous êtes mal informés. Très vite, j’ai exprimé le souhait que le Sénat – défenseur des libertés publiques – modifie le texte. Dans sa version initiale, il comportait des dispositions auxquelles nos traditions républicaines ne nous avaient pas habitués. D’ailleurs, ce texte n’était pas un projet de loi du gouvernement mais venait du député Thierry Mariani. J’ajouterai enfin que lorsqu’on crie trop fort, on ne vous entend plus.
Donc, les tests ADN, vous êtes contre…
Je crois que j’ai été claire à ce sujet.
Que pensez-vous du chiffre de 29 000 expulsions de sans-papiers en 2008 ?
La politique française d’immigration tente d’éviter deux écueils : l’immigration zéro, irréaliste, et l’ouverture des frontières, qui l’est tout autant. Entre les deux, le gouvernement a choisi une politique d’immigration concertée. C’est une ligne politique définie par le président et son Premier ministre. Il a été élu sur cet engagement de campagne. Vous ne me verrez pas remettre en cause l’esprit d’une politique choisie par les Français. Ce que l’on peut faire en revanche, c’est éviter les dérives, prévenir les erreurs éventuelles et intervenir quand le droit humanitaire est en cause. Je le fais régulièrement. Tout récemment encore en plaidant, en concertation avec le ministère de l’Immigration, pour que des ressortissants afghans ne soient pas expulsés tant qu’il y a des doutes sur l’application du droit humanitaire international dans leur pays.
Et les centres de rétention…
Je suis rattachée au Quai d’Orsay, donc en charge de questions internationales sur lesquelles j’ai une prise plus directe, contrairement aux sujets nationaux comme celui des centres de rétention. Si je me suis parfois prononcée sur cette question, non sans risques d’ailleurs, c’était pour relayer les préoccupations des ONG. Mais je dois faire attention, car si la parole est importante, elle peut être vaine quand elle ne s’accompagne pas d’effets concrets dont seul le ministre de l’Immigration a la maîtrise. Je dois faire attention à ne pas démonétiser ma parole et à travailler en concertation avec mes collègues du gouvernement. Eux non plus, dans leur domaine de compétences, ne sont pas insensibles à la question des droits de l’homme.
Quai d’Orsay ou pas, les droits de l’homme sont universels…
C’est exact. Il est difficile de défendre ces valeurs en Chine ou en Russie sans essayer d’être irréprochable chez soi. Je ne peux pas défendre aux Nations unies les droits de l’homme et occulter l’état des prisons en France et la réalité des suicides. De la même manière à propos de l’homophobie, j’ai porté aux Nations unies une déclaration en faveur de la dépénalisation de l’homosexualité tout en plaidant à Paris, pour des raisons de cohérence, pour que les considérations liées à l’orientation sexuelle ne figurent pas dans le fichier Edwige.
Le fait que le ministère de l’Immigration soit celui de l’Identité nationale ne vous gêne pas ?
Je n’ai pas de jugement personnel. Au sein d’un gouvernement, on ne peut pas être guidé par ses propres états d’âme. D’ailleurs, l’identité nationale n’exclut pas la diversité. En ce qui concerne la France, je dirai même que la seconde conditionne la première.
Il n’empêche, lorsque vous avez exprimé vos états d’âme, vous avez été grondée par Nicolas Sarkozy et François Fillon…
Je n’emploierai pas le mot « grondée », même si je comprends qu’ils soient dans leur rôle. Quant à mes interventions, lorsque j’ai visité les mal-logés d’Aubervilliers et lors de la visite du colonel Kadhafi, oui, j’ai été recadrée. Car je n’avais prévenu personne.
Vous étiez à Dakar, chez vous, quand le président Sarkozy a prononcé son fameux discours à la jeunesse africaine. Qu’en avez-vous pensé ?
Pourquoi dites-vous « chez vous » ? Si Dakar est effectivement la ville où je suis née, ce n’est pas pour cette raison que je figurais au sein de la délégation française.
Dakar, ça n’est pas aussi chez vous ?
Votre question me rappelle celle d’un journaliste au président Wade lui demandant ce qu’il pensait de la présence au gouvernement d’une femme d’origine sénégalaise. Il avait alors répondu : « Arrêtez de dire cela, c’est un ministre français ! »
Donc, ce discours de Dakar : l’aviez-vous lu avant qu’il ne soit prononcé ?
À peine une page dans l’avion. Les ministres n’ont pas vocation à relire les interventions du président.
Certains passages ne vous ont-ils pas choquée ?
Il y a eu des malentendus malheureux que le président ne souhaitait pas. Il a été durement critiqué alors que son intention n’était pas de blesser quiconque. D’ailleurs, le discours du Cap qui a suivi a été l’occasion de préciser sa pensée et l’esprit du partenariat qu’il proposait aux Africains. Je pense notamment à la transparence sur les accords militaires. Vous ne m’entendrez donc pas participer à ce faux procès. Pour le reste, je n’ai aucune leçon d’africanité à recevoir. Pas même de Jeune Afrique !
La colonisation, c’était un bien ou un mal ?
Un mal. Je n’ai pas vécu la période de la colonisation. Je suis née en 1976 et je ne me permettrais pas de récupérer les douleurs historiques que d’autres ont subies dans leur chair. Mais la mémoire de la colonisation est si forte qu’elle a marqué les plus jeunes générations. Si je ne supporte pas l’humiliation, c’est aussi en raison de ce passé collectif douloureux. Vous savez, il faut venir de très loin en termes de réflexion personnelle pour en arriver là où j’en suis.
Un amendement, adopté en février 2005 par le Parlement, a fait scandale. Il est question des « côtés positifs » de la colonisation. Votre jugement ?
J’ai trouvé cela scandaleux, effectivement.
La France doit-elle faire acte de repentance ?
Cela a commencé avec la loi Taubira sur l’esclavage. C’est une grande fierté.
Le massacre de tirailleurs sénégalais à Thiaroye en 1944, la répression de la révolte malgache de 1947 et ses 80 000 morts… Pourquoi la reconnaissance de ces crimes tarde-t-elle tant à venir ?
L’Histoire et la mémoire obéissent à deux temps différents. Cette reconnaissance demande du temps, c’est regrettable pour les victimes et leurs descendants mais c’est ainsi. La réconciliation autour de la mémoire est souvent tardive et ne va pas sans controverses et douleurs. Nous n’y pouvons rien et cela ne sert à rien de monter sur sa chaise en criant repentance, repentance…
Et le génocide rwandais ?
Je m’en tiens aux propos du président de la République lorsqu’il avait parlé des erreurs de la communauté internationale. J’ai moi-même repris ces termes lors des célébrations du souvenir aux victimes l’année dernière, à Paris.
La France doit-elle demander pardon ? C’est une question trop importante pour que j’exprime une opinion personnelle.
« L’Afrique de papa, c’est fini », avez-vous déclaré à l’Assemblée nationale. À ceci près que cette « Afrique de papa », on l’a vue revenir lors de l’affaire Bockel, l’ancien secrétaire d’État à la Coopération muté après être parti en croisade contre la Françafrique. Votre mari était – et est toujours – membre du cabinet de Jean-Marie Bockel. Vous êtes donc bien informée des dessous de cette histoire…
Laissons de côté, si vous le voulez bien, les considérations personnelles qui relèvent de la vie privée. Je ne suis pas plus informée que de raison, et mon mari n’a pas vocation à m’expliquer le soir ce qui se passe chez Jean-Marie Bockel. Quant à la Françafrique, si l’on veut la rupture, il est important que cela se fasse des deux côtés. Cela prendra du temps, car cette Françafrique existe depuis soixante ans. C’est vrai que cette évolution est souhaitée par les sociétés civiles africaines. Mais il faut arrêter de parler au nom des Africains. Si on veut agir et accompagner des processus de bonne gouvernance et de démocratisation, nous devons nous appuyer sur les forces vives des pays concernés sans pour autant imposer ni donner dans le coup de force.
Vous pouvez dénoncer, protester, lancer des appels…
Il y a un ministre français de la Coopération, Alain Joyandet, qui parle au nom de la France sur ces sujets. Et puis, j’ai eu l’occasion, il y a trois ans, d’aborder la question de la Françafrique, en détail, dans un livre, Noirs de France. Enfin, vous ne pouvez pas me demander de me substituer au ministre de la Justice pour m’occuper des prisons, au ministre de l’Immigration pour les tests ADN et au ministre de la Coopération pour parler de l’Afrique… Vous attendez trop de moi.
Vous êtes beaucoup intervenue autour du scandale de l’Arche de Zoé au Tchad. Les membres de cette ONG ont été condamnés à payer 6,5 millions d’euros aux familles des enfants. Lesquelles, un an et demi plus tard, n’ont toujours pas reçu un centime. Est-ce normal ?
C’est aux membres de Zoé de payer.
L’État français ne peut-il pas se substituer, quitte à se retourner ensuite contre eux ?
La France s’est clairement exprimée. Ces personnes ont été condamnées et leur responsabilité individuelle est en cause. Le droit s’applique, que l’on soit en France ou au Tchad. Ce n’est pas l’État français qui a été condamné.
Mais ils sont insolvables…
Je n’en sais rien, je ne connais pas l’état de leurs comptes en banque. Si nous devions compenser les défauts de solvabilité de tous les condamnés, où irions-nous ?
Avez-vous des informations sur l’opposant tchadien Ibni Oumar Saleh, disparu sans laisser de traces ?
La commission d’enquête tchadienne a rendu son rapport le 7 août dernier. Nous souhaitons que les recommandations de ce rapport soient mises en œuvre le plus vite possible afin de faire toute la lumière. Les premiers procès pourraient se tenir en 2010, au mieux. Il y aura des résistances, mais notre ligne est claire. J’ai reçu récemment le fils de monsieur Saleh, je l’ai invité à rejoindre les travaux de cette commission.
Le président Wade demande un soutien financier de la communauté internationale, à hauteur de 18 milliards de F CFA, pour organiser le procès Hissein Habré. La France est-elle prête à faire un geste ?
Le président Wade a souhaité l’assistance technique de l’Union européenne pour étudier la faisabilité technique du procès. Après avoir envoyé une mission, l’UE a proposé un calendrier, un budget, des solutions juridiques, et présenté des offres d’assistance technique. Nous sommes prêts à appuyer financièrement la procédure.
À quelle hauteur ?
Il faut que l’on ait un budget plus en phase avec les évaluations de l’UE. Mais il faut reconnaître que le président Wade a fait preuve de courage en acceptant de juger Habré. Il est capital que ce procès se tienne.
Parleriez-vous de génocide au Darfour ?
Non, nous parlons de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Et cela avec d’autant plus de clarté que c’est la France qui a porté cette tragédie devant les Nations unies et demandé que ces qualificatifs soient retenus. Ce que j’ai vu au Darfour n’est pas autre chose. C’est la raison pour laquelle lors de mon déplacement au Soudan, j’ai plaidé auprès des autorités soudanaises pour l’arrestation de Ali Kushayb et Ahmed Haroun [NDLR : chef des milices djandjawids et ministre soudanais des Affaires humanitaires], réclamée par la Cour pénale internationale.
Êtes-vous intervenue après la condamnation en janvier, par un tribunal de Dakar, de neuf homosexuels à huit ans de prison ?
Les condamnés sont en appel et les avocats de la défense demandent qu’il n’y ait pas de publicité, car ils craignent que cela se retourne contre leurs clients. J’ai porté à l’ONU la déclaration qui appelle à la dépénalisation de l’homosexualité. Vous devinez donc ma position sur ce dossier sénégalais. Je n’en dirai pas plus. Sachez que nous ne sommes pas restés les bras croisés.
Votre collègue Roselyne Bachelot, elle, a exprimé publiquement son indignation…
C’est son droit. En ce qui me concerne, le Quai d’Orsay a donné sa position, celle que je viens de décrire.
Recevez-vous des lettres de la part de victimes de violations des droits de l’homme ?
J’en reçois beaucoup. À chaque fois, je demande aux services du Quai d’Orsay d’expertiser le dossier. Ensuite, s’il y a matière, nous saisissons notre ambassade dans le pays concerné afin qu’elle intervienne. Depuis ma prise de fonctions, j’ai effectué 2 900 interventions.
Des exemples, en Afrique ?
Je me suis mobilisée en faveur du journaliste Moussa Kaka au Niger, de l’avocat Mohamed Abbou en Tunisie, de l’opposante Jestina Mukoko au Zimbabwe, et de bien d’autres encore. Et c’est moi qui, au Quai d’Orsay, ai géré la prise d’otages des marins français de la société Bourbon, au large de la presqu’île de Bakassi, en octobre dernier.
Vous avez parfois des chefs d’État au téléphone ?
Non. Même si en théorie rien ne l’interdit quand un dossier diplomatique l’exige. Ce n’est pas encore arrivé.
Pas de relations personnelles avec tel ou tel d’entre eux ?
Non, aucun. Qu’ils soient africains, asiatiques, américains, européens.
Même avec le président Wade ?
Même avec le président Wade.
Avez-vous toujours la nationalité sénégalaise ?
Non. J’ai été sénégalaise jusqu’à 18 ans, puis j’ai acquis la nationalité française, entre autres raisons pour pouvoir passer mon baccalauréat.
Pourquoi ne pas avoir conservé une double nationalité ?
Je ne sais pas.
Et aujourd’hui ?
La question ne s’est pas posée.
Votre héros est toujours Nicolas Sarkozy ?
En politique, oui. Mon admiration est intacte. Ma reconnaissance aussi pour la confiance accordée.
Mais encore ?
Nelson Mandela évidemment. Et puis des écrivains : Victor Hugo, Charles Baudelaire…
La littérature africaine vous intéresse ?
J’aime beaucoup Alain Mabanckou.
Vos goûts musicaux ?
Youssou N’Dour. C’est un monument. J’ai grandi au son de sa musique et de sa voix inimitable, comme beaucoup de Sénégalais à l’époque. Aujourd’hui, je le retrouve dans les combats qu’il mène pour la solidarité internationale.
Vous êtes musulmane. Êtes-vous pratiquante ?
Cela relève de ma vie privée.
Vous prétendez détester les paillettes, mais vous avez posé, il y a un an, pour un magazine glamour afrochic. Et on vous a vue sur tous les dos de kiosques de Paris !
Disons que je me suis fait un peu avoir. D’ailleurs, mon mari m’a « tuée » en voyant cela. J’aurais peut-être dû faire le tour des points de vente pour racheter tous les magazines. [rires]
Et vous dites, dans cette même revue people : « Je n’aime pas le luxe… »
Mais c’est vrai ! Sur les photos, qu’on ne m’avait pas montrées, je portais du H&M. C’est dire…
Il y a un an, vous déclariez à nos confrères de Médias : « J’ai besoin de racheter l’Afrique. En faisant des choses, en les faisant bien. » Changeriez-vous un mot à cette phrase ?
Non. Le continent est perçu d’une façon qui n’est pas objective. L’afro-pessimisme est tel que l’on a le sentiment que rien de positif ne se passe. Or l’Afrique fait preuve d’une vitalité incroyable. Même ce que l’on appelle avec beaucoup de dédain l’économie informelle est le signe d’une capacité à réinventer l’économie de tous les jours. Ce dynamisme, rares sont ceux qui le mettent en valeur. Alors oui, il faut valoriser cela, il faut dire que les Africains réalisent des success stories. Et que l’Afrique est un continent porteur d’avenir et de promesses.
Quel est votre rôle dans ce combat ?
Je suis née sur ce continent. Il me suivra partout où j’irai. La culture africaine fait partie de mon histoire. Ce combat-là, je le mènerai donc à chaque fois que ce sera utile.
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