Maghreb: les milliards perdus de la désunion

Vingt ans après sa création, l’UMA affiche un bien piètre bilan. Faute d’une coopération économique efficace, les pays du Maghreb perdent chaque année des milliards de dollars. La nouvelle génération d’entrepreneurs réussira-t-elle le pari de dépasser les blocages politiques ?

Publié le 17 février 2009 Lecture : 7 minutes.

Cent milliards de dollars supplémentaires par an, c’est ce que gagneraient les économies du Maghreb à l’horizon 2015 si leurs pays cessaient de se regarder en chiens de faïence et décidaient enfin de coopérer. Un idéal déjà esquissé il y a tout juste vingt ans. Le 17 février 1989, à Marrakech, était fondée l’Union du Maghreb arabe (UMA), rassemblant le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye et la Mauritanie. L’initiative était ambitieuse, qui dessinait une vision politique et un espace économique communs. Mais, minée par les différends politiques, dont celui du Sahara occidental, qui oppose l’Algérie et le Maroc, l’UMA s’est révélée incapable de s’affirmer comme ensemble régional. Pas plus politique qu’économique. Elle était pourtant riche de promesses à sa naissance : union douanière dès 1995 puis marché commun « à l’horizon 2000 ». Mais neuf ans ont passé et les économies du Maghreb continuent d’avancer en ordre dispersé, malgré quelques rares initiatives comme la création d’une Union maghrébine des employeurs (UME) le 17 février 2007 à Marrakech et d’une Union maghrébine des foires, en janvier 2008, qui a tenu son premier salon à Alger en novembre. Le bilan est bien maigre et, pour son vingtième anniversaire, l’UMA est bien mal dotée. Le patron du FMI, Dominique Strauss-Kahn, s’en est d’ailleurs alarmé le 18 novembre 2008, lors d’une escale à Tripoli, appelant à accélérer la réalisation de l’intégration économique des pays de la zone.

L’exception maghrébine

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Alors que partout les frontières s’ouvrent et que le commerce régional se développe, l’Afrique du Nord fait exception. Une situation dénoncée par le secrétaire général de l’UMA lui-même en janvier 2008 : chiffrant les échanges commerciaux intermaghrébins à 3,36 % du commerce total de la zone, Habib Ben Yahia a invité à les comparer aux 21 % de l’Asean, aux 19 % du Mercosur et aux 10,7 % de la Cedeao. De son côté, la Banque mondiale estimait en 2006 qu’une pleine intégration économique de la sous-région permettrait une hausse importante du PIB de chacun des pays, de 24 %, 27 % et 34 %, respectivement pour la Tunisie, le Maroc et l’Algérie, entre 2005 et 2015.

A contrario, les occasions ratées d’union coûtent très cher. Les experts et les institutions dénoncent « le coût du non-Maghreb ». Jusqu’au ministre marocain de l’Économie et des Finances, Salaheddine Mezouar, qui, en décembre dernier, s’appuyant sur une étude achevée par sa Direction des études et des prévisions financières (DEPF) en octobre 2008, a chiffré le manque à gagner à 2,1 milliards de dollars par an (980 millions hors hydrocarbures) en termes d’échanges commerciaux. Plus pessimiste encore, Habib Ben Yahia estime que le blocage du processus d’intégration coûte 2 % de taux de croissance annuel à chaque pays.

Paradoxe, les économies des pays du Maghreb s’avèrent davantage tournées vers l’Europe que vers leurs voisins directs. En 2006, « les pays de la région exportaient près de 51 fois plus vers l’Union européenne que vers le Maghreb », note la DEPF marocaine. Plutôt que de négocier avec l’UE en force, la Tunisie, le Maroc et l’Algérie ont fait cavaliers seuls, signant leurs accords d’association bilatéraux, respectivement en 1995, 1996 et 2002, pour en tirer des avantages commerciaux et douaniers. « C’est quand même pas compliqué de s’appliquer à eux-mêmes les relations [commerciales et douanières] qu’ils ont avec l’Union européenne », s’est étonné le président du FMI à Tripoli.

Mais le volontarisme se heurte aux dures réalités du terrain : marchés aux besoins mal identifiés, lourdeurs bureaucratiques, barrières tarifaires, systèmes bancaires peu concurrentiels et donc faible soutien à l’investissement productif… « Dès qu’on change de pays, il faut montrer patte blanche », reconnaît Slim Zeghal, qui dirige Altea Packaging, le leader tunisien de l’emballage implanté en Algérie en sus du Maroc, de la Libye et, depuis une semaine, de l’Égypte. Pour l’instant, ce n’est pas la Banque maghrébine de l’investissement et du commerce extérieur (BMICE), dont la création est annoncée depuis 1991 et de nouveau promise pour 2009, qui bouleverse la donne. Un tel instrument financier ou, à défaut, un organisme qui apporterait des garanties aux ­banques, épaulerait pourtant les entreprises confrontées aux coûts d’implantation dans un nouveau marché. Francis Ghilès, du Centre d’information et de documentation internationales de Barcelone (Cidob), fustige les systèmes bancaires, qui « servent essentiellement les Makhzen et nomenclatures, rarement les jeunes entrepreneurs qui ne disposent pas de réseau ».

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S’il est une frontière que tous les opérateurs économiques souhaiteraient abattre, c’est bien celle qui sépare l’Algérie du Maroc, fermée depuis 1994. Une fermeture qui profite largement au commerce informel, au chiffre d’affaires annuel estimé à 550 millions de dollars, selon une étude menée par la chambre de commerce d’Oujda en 2004. Mais qui pénalise les chefs d’entreprise, notamment sur le plan logistique : « Nous sommes contraints d’opérer des transbordements via l’Europe pour les échanges entre nos usines du Maroc et celles d’Algérie », indique le PDG d’Altea Packaging, avec un surcoût moyen « de 4 % à 10 % ». Le détour, en plus d’allonger les délais de livraison, renchérit les coûts de transport et contredit toute logique industrielle. Les Renault Logan vendues en Algérie proviennent ainsi de Roumanie, alors même que la firme automobile a une usine d’assemblage à Casa (avec la Somaca). Autre exemple, le groupe espagnol Simon (matériel électrique et électronique), qui s’est installé au Maroc, alléché par les rumeurs d’ouverture prochaine de la frontière en 1994. Fort d’un business model transfrontalier, il avait dimensionné son usine pour une production déployée sur tout le Maghreb, mais son ambition fut d’emblée contrariée. Aux dépens de l’efficacité industrielle.

Selon Hassan Benabderrazik, ex-secrétaire général au ministère marocain de l’Agriculture, une chaîne logistique optimisée couplée à des infrastructures efficaces permettrait de réduire de 25 % les coûts de transport. Or un rapport de 2007 de la Banque mondiale consacré à l’efficacité logistique classe la Tunisie 60e sur les 150 pays étudiés, le Maroc 94e, tandis que l’Algérie ferme le peloton. Une piètre performance qui devrait changer avec l’autoroute est-ouest, les projets ferroviaires et les nouveaux ports prévus dans les trois pays. Une liaison maritime a été ouverte entre Casablanca et Radès (sud de la Tunisie) en avril 2008, permettant de gagner sur les délais de transport (moins de quatre jours au lieu de quatorze), mais elle a cessé après moins de six mois d’existence. Optimisé par l’abolition des frontières et des infrastructures logistiques de qualité, un espace commun offrirait des possibilités redoublées de coopération et d’économies d’échelle. Et les perspectives d’intégration verticale au niveau maghrébin permettraient de cumuler les avantages de chaque pays (eau au Maroc, énergie en Algérie, et agro-­industrie tunisienne, par exemple).

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Jouer la complémentarité

Avec une répartition géographique par spécialisations d’activité, la concurrence contre-productive céderait la place à une complémentarité des économies nationales. L’Algérie, première importatrice de produits agroalimentaires de la rive sud, aurait ainsi tout intérêt à se tourner vers son voisin chérifien. Qui a besoin de son côté du gaz et du pétrole algériens. La coopération en matière d’énergie électrique entre le Maroc et l’Algérie s’est aussi ­renforcée en novembre 2008 via un accord entre l’Office national marocain de l’électricité (ONE) et la Sonelgaz. L’Algérie, qui a beaucoup investi dans ses capacités de production d’énergie (7 nouvelles centrales électriques, gaz ou combinées, prévues pour 2010), est au cœur de l’interconnexion électrique maghrébine grâce à une enveloppe de 45 milliards de dinars et une capacité de production de 400 kV propre à alimenter la Tunisie et le Maroc. Voilà qui va dans le sens des objectifs du Comité maghrébin de l’électricité (Comelec) impulsé par l’UMA et d’une politique énergétique commune. Et qui montre, surtout, que la complémentarité structurelle est possible. Autre atout d’une telle complémentarité : optimiser les exportations de la zone vers l’Europe : plutôt que de se concurrencer avec les mêmes produits exportés, chacun aurait intérêt à se spécialiser (dattes pour l’Algérie, huile d’olive pour la Tunisie, fruits et légumes pour le Maroc…).

Un pas a été franchi en ce sens, à la fin de décembre 2008 : la Tunisie et l’Algérie ont conclu un accord commercial préférentiel portant sur le démantèlement tarifaire, partiel ou total, de plus de 2 000 produits. Une bonne nouvelle pour les opérateurs économiques des deux côtés de la frontière – avec 539 entreprises, les Tunisiens sont plus nombreux chez leurs voisins que l’inverse. Slim Zeghal le reconnaît : « Avant, nous étions handicapés par rapport aux Européens et perdions en compétitivité. » Le constat est d’ailleurs général : les seules entreprises à être implantées dans toute la zone sont les multinationales (Danone, Unilever…). Mais Tunisiens (Elloumi, Poulina…) et Marocains (BMCE, Flou Flou…) sont de plus en plus nombreux à franchir les frontières. L’Algérie, elle, a moins de candidats à l’export. Logique, au vu de son économie, moins diversifiée, et du « tissu de PME à la fois confronté à la concurrence frontale et déloyale des produits importés et composé à 90 % d’entreprises de moins de dix salariés », explique Abdellatif Kerzabi, enseignant à l’université de Tlemcen. D’où les réticences des PME algériennes, peu préparées à la concurrence, à l’idée d’une ouverture des frontières.

Le pari des jeunes patrons

Moins encombrés de préjugés que leurs aînés, les jeunes entrepreneurs sont conscients des limites des marchés nationaux. « La volonté est là, l’intérêt est commun », affirme ainsi Monia Essaïdi. À la tête du Centre des jeunes dirigeants (CJD) tunisien, elle multiplie les contacts avec ses homologues voisins, soutenant même la création, en 2008, du CJD Algérien.

Les nouveaux chefs d’entreprise du Maghreb rêvent d’un marché commun qui gagnerait en attractivité vis-à-vis des investisseurs. Car si les investissements directs étrangers (IDE) ont crû dans la région durant la dernière décennie, ils n’ont pas atteint leur plein potentiel. Une zone offrant un marché de 100 millions de consommateurs à l’horizon 2020 a de quoi séduire. Bénédict de Saint Laurent, délégué général d’Anima, l’outil de veille économique de l’Union européenne en Méditerranée, en est convaincu : « Le business peut faire ce que les politiques ne font pas. » Et le potentiel est énorme. Mais time is money…

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