L’amère patrie
Harraga: Un tabou maghrébin
Le drame des harraga a atteint une telle gravité que le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, s’exprimant en marge d’assises parlementaires, le 28 janvier, l’a qualifié de « crise majeure, voire de tragédie nationale ». Longtemps tue, puis sous-estimée, la quête désespérée des jeunes Algériens qui bravent la furie des flots méditerranéens à bord de bôti, embarcations de fortune, pour rejoindre l’eldorado européen est désormais considérée comme une catastrophe nationale, au même titre que la barbarie islamiste qui a sévi durant les années 1990. La comparaison peut paraître exagérée si l’on s’en tient aux seuls bilans : plus de 150 000 personnes ont été tuées durant la décennie noire. La mer a, elle, rejeté 1 500 corps tandis que 3 500 harraga algériens ont été secourus au large des côtes. Ce n’est donc pas le côté « massif » du phénomène qui a poussé Ahmed Ouyahia à utiliser la formule « de tragédie nationale » mais plutôt un constat : « La société algérienne est touchée dans ses valeurs », a-t-il déclaré. Le harrag est assimilé au kamikaze. Tous deux sont en quête d’un paradis.
Plus grave : le constat du gouvernement est accompagné d’un aveu d’échec. « La commission interministérielle qui travaille depuis plusieurs mois sur le sujet n’a pas réussi à identifier les véritables causes qui sont à l’origine de ce phénomène », a estimé, le 27 janvier, Tayeb Belaïz, ministre de la Justice et garde des Sceaux, lors du débat parlementaire à l’occasion de l’adoption d’une loi qui criminalise, désormais, l’émigration clandestine. Cette impuissance au sommet a provoqué un tollé au sein de la société civile. L’écrivain Yasmina Khadra a écrit une lettre ouverte pour dénoncer l’irrecevabilité des arguments avancés par les pouvoirs publics : « Un responsable politique a des obligations et des problèmes à résoudre. Il a aussi le droit de rendre son tablier s’il a conscience de son inutilité. »
La question des harraga a alimenté de nombreux articles de presse, des thèses universitaires, des films documentaires ou de fiction. À défaut de statistiques fiables, les motivations avancées par ces jeunes gens (entre 20 et 35 ans) sont identiques : chômage et conditions de vie difficiles. Pourtant, l’Algérie des années passées ne ressemble en rien à celle d’aujourd’hui. Si le chômage touchait, à la fin des années 1990, 33 % de la jeunesse, il est depuis en baisse continue. Et les chantiers d’infrastructures connaissent un sérieux déficit de main-d’œuvre, à telle enseigne que les investisseurs étrangers obtiennent la possibilité « d’importer » plus de 10 % de la main-d’œuvre non qualifiée. Condition incontournable pour respecter les délais de livraison.
Contrairement aux idées reçues, les harraga ne sont pas tous des chômeurs de longue durée. Certains sont fonctionnaires, d’autres employés dans le secteur privé. Les raisons sont donc ailleurs. L’Algérie ne fait plus rêver ses enfants. La mère patrie est devenue amère et les Algériens, jeunes ou non, pensent le plus souvent à partir. « Confortable ou précaire, la vie ne vaut plus le coup d’être vécue dans ce pays », déplore le jeune Tahar, auteur de plusieurs tentatives et qui s’apprête à récidiver à la première occasion. « Le harrag est un Algérien comme tous les autres, sauf qu’il passe à l’acte, poursuit-il. Son degré de désespérance repousse les limites de son instinct de conservation. Il n’a plus peur d’y laisser sa peau. » L’assimilation du harrag au kamikaze mérite toutefois une nuance : la perception. Quelles que soient ses motivations, le kamikaze n’attire ni la sympathie ni la bienveillante compréhension que nourrit l’opinion à l’égard du clandestin. En Algérie, la harga a désormais ses codes et sa mythologie. L’odyssée a ses odes, ses légendes et ses récits de fraternité maritime. Elle inspire également le slam de l’expression musicale urbaine algérienne, le hip-hop.
Dans le cas algérien, la quête de cieux plus cléments ne tient donc pas à des questions purement matérielles. Affirmer que l’on meurt de faim en Algérie est la preuve d’une parfaite méconnaissance des ressorts de solidarité qui caractérisent encore le fonctionnement de la société. En revanche, les traditions tribales, religieuses ou sociales ne peuvent assurer le minimum de bonheur que revendiquent des jeunes qui scandent Hout ouala doud (traduction en français, « plutôt être bouffé par les poissons que par la vermine »). La raison de ce profond désarroi est en fait à rechercher dans la marginalisation de la jeunesse dans les affaires de la cité : une jeunesse qui se sent de plus en plus exclue et qui ne se voit pas d’avenir dans son propre pays. Ce désespoir pousse à commettre l’irréparable. Personne ne peut aujourd’hui ignorer cette immense souffrance.
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