Fellag: « L’Algérie est mon disque dur »

L’humoriste revient sur les planches avec Tous les Algériens sont des mécaniciens. Pour la première fois, il partage la scène avec une femme. Succès garanti pour ce « one-man show à deux ».

Publié le 10 février 2009 Lecture : 7 minutes.

Du linge blanc sèche sur la scène. Bruits de circulation et klaxons en fond sonore. Fellag déboule sur les planches, derrière un pneu en roue libre. Il a ôté ses bretelles et changé de couvre-chef depuis Le Dernier Chameau, en 2004.

Le voilà en bleu de travail, en plein Alger. La 504 « Pigeot » de monsieur Saïd, ancien moudjahid et « taxieur » de son état, est en panne. L’occasion pour l’humoriste de convoquer une foule de personnages (le « philosophe laïc et francophile au chômage technique », l’islamiste, le hittiste…), entre clé de douze, carburateur et ressort de stylo-bille – faute de pièces détachées, la débrouillardise a ses ressources. Logique : tous les Algériens sont des mécaniciens, indique le titre du spectacle. La panne est ainsi prétexte à plonger les mains dans le cambouis du moteur Algérie pour mettre à nu ses mécanismes.

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Fait nouveau, Fellag partage la scène avec la comédienne Marianne Épin. Ils sont Salim et Shéhérazade, couple aimant et joyeux, qui, entre pipette d’eau pour la douche (pénurie oblige), entrechats sur la terrasse de leur gourbi et souvenirs de jeunesse, tissent un spectacle à deux voix. Une pièce d’une verve moins éclatante que les précédentes, mais d’une ironie légère teintée d’une douce mélancolie avec, toujours, ce sens de l’absurde. Qui met le doigt là où ça fait mal. Là où ça fait rire.

Jeune Afrique : Votre nouveau spectacle se fait en duo, avec la comédienne Marianne Épin. C’est la première fois que vous faites un « one-man show à deux » ?

Fellag  : C’est exactement le mot. J’ai commencé à faire des one-man shows en 1988 et j’ai joué tout seul pendant presque vingt ans. Mais avant, j’ai fait du théâtre au sein de plusieurs compagnies, dont notamment celle du Théâtre national d’Alger. J’avais envie de revenir à mes premières amours.

Comment est née cette pièce ?

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Au début, Marianne Épin devait réaliser la mise en scène et m’accompagner dans la création du spectacle. En écrivant, une voix de femme a surgi tout d’un coup. C’était un personnage extérieur, en voix off.

J’ai poursuivi l’écriture, et la même voix revenait. Je n’allais pas passer mon temps à jouer avec une voix off ! Alors j’ai créé ce personnage. Dans mes spectacles, j’ai toujours beaucoup parlé des femmes et l’idée d’une présence féminine sur scène me plaisait.

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Pourquoi avoir choisi Marianne Épin ?

Marianne est une grande comédienne et on se connaît depuis dix ans. En 1998, elle m’avait programmé au Théâtre de la Criée à Marseille, dont elle était la directrice artistique. Nous sommes très liés et nous avions envie de jouer ensemble.

Elle n’a pas eu de mal à s’emparer du contexte algérien ?

Les comédiens sont de drôles de bêtes, qui travaillent avec leur instinct. Marianne m’a beaucoup écouté. Mais, vous savez, ce personnage représente beaucoup plus que la femme algérienne. Il est universel.

À vos débuts en France, votre humour a eu du mal à passer. On vous a accusé de faire le lit du racisme et du Front national…

Je venais d’arriver sur le marché du spectacle en France, et on ne me connaissait pas. Mais il faut voir comment les comiques français parlent de leurs concitoyens ! Les Coluche, Desproges et Bedos ont durement étrillé la société française. Et les gens ont fini par comprendre que c’est aussi du racisme que de considérer que l’autre est incapable de rire de lui-même.

Au fur et à mesure de vos spectacles, il y a de moins en moins d’incursions en arabe ou en berbère.

Heureusement ! Je ne peux pas vivre et jouer en France comme je le ferais à Alger, à Tizi-Ouzou ou à Constantine. Il faut savoir s’adapter. Tout artiste essaye d’élargir son public. Je m’adresse à tout le monde et j’essaye d’unir autour du français les arabophones, les berbérophones et les Français dits de souche, même si je sale le tout de quelques mots d’arabe et de kabyle. Mais attention, c’est du gros sel !

Vous convoquez sur scène Jésus-Christ. Pourriez-vous faire de même avec le prophète Mohammed ?

Non, jamais ! Jésus-Christ est tombé dans le domaine public, alors que le prophète Mohammed relève encore du domaine privé. Dans la société musulmane, on n’a pas le droit d’y toucher. Si j’en parlais, il y aurait tout de suite une levée de boucliers. Jésus-Christ, lui, est porté à l’écran. On le croque dans des dessins. Les Monty Python ont réalisé La Vie de Bryan… Les droits d’auteur étant libres, je pouvais m’en emparer. D’autant que la blague que je raconte sur Jésus se dit partout en Algérie. Je ne l’ai pas inventée.

Vous évoquez les Chinois, très présents en Algérie…

Je ne pouvais pas faire allusion à l’Algérie d’aujourd’hui sans en parler. Et la réaction des Algériens vis-à-vis d’eux est curieuse, entre admiration, racisme et étonnement. Le pays a été fermé sur lui durant quarante ans, sans qu’on puisse fréquenter d’étrangers. Nous avons vécu entre nous tout ce temps dans une sorte de consanguinité culturelle et, tout à coup, on voit apparaître un peuple, qui vient de loin et dont la culture nous est globalement étrangère ainsi que la langue… À Bougie [Béjaïa, NDLR], j’ai trouvé une épicerie tenue depuis trois ans par un Chinois qui parle le kabyle !

Et les clichés ont la vie dure !

Ce qui m’intéresse, c’est justement ce regard des Algériens qui voient débarquer des milliers de Chinois, lesquels en plus travaillent à une vitesse extraordinaire et se mélangent à la population. Ce n’est pas le fait que les Chinois soient cinquante ou mille qui importe, mais ce qu’ils représentent, à savoir l’étranger au sein d’un peuple qui en a très peu connu. J’aimerais que l’Algérie soit un pays ouvert. C’est dans le cosmopolitisme qu’un pays progresse. Le métissage, c’est l’avenir du monde.

En revanche, vous évoquez à peine les harragas. Pourquoi ?

C’est trop grave. Quand vous avez, dans des morgues espagnoles, 600 dépouilles de harragas qui attendent d’être réclamées par leurs familles, on ne peut pas en rire. Quand je vois, chaque jour, des gens qui meurent noyés et l’Assemblée nationale algérienne qui vote une loi pour punir ces pauvres gens, ça me désespère. Je pourrais écrire une nouvelle, un roman sur les harragas, mais pas une comédie. C’est trop tragique.

Ne craignez-vous pas d’épuiser votre sujet d’inspiration : l’Algérie ?

L’Algérie est mon disque dur. Le sujet est inépuisable parce que le fonds émotionnel des histoires et des fantasmes algériens, dont je m’inspire, l’est. Pour parler du monde ou de quoi que ce soit, je suis obligé de repasser par le filtre de l’Algérie. Parce que c’est là-bas qu’est né mon regard sur les choses. Et c’est à partir de là-bas que, quarante-cinq ans durant, j’ai observé le monde.

Y retournez-vous ?

Oui, une fois par an et à chaque fois que je le peux. C’est la conception mentale des Algériens qui m’intéresse. Ce que je souhaite à travers le rire, c’est rendre les Algériens universels. De montrer que nous sommes comme tout le monde.

Avec aussi ce sentiment, très prégnant, d’être uniques ?

Dans mes spectacles, j’essaye justement d’attaquer ce sentiment de particularisme absolu qui règne sur nos mentalités et qui bloque notre regard sur le monde. J’y reviens souvent en le tournant en dérision. En Algérie, on accepte mal la critique sur soi, surtout si elle vient des autres. En revanche, on est tous d’accord pour pratiquer l’autodérision nationale collective !

N’avez-vous pas envie de vous produire de nouveau en Algérie ?

Mon départ, en 1994, a été un arrachement. Je fais partie de ceux qui se sont exilés à cause de la tragédie algérienne [le terrorisme islamiste, qui a sévi dans la décennie 1990, NDLR]. Et j’ai vécu trois années de flottement et de déprime avant de faire mon nid ailleurs.

J’aurais envie d’y jouer, bien sûr, mais les conditions techniques ne sont pas réunies. On m’appelle souvent quinze jours avant la date. Or, en France, les programmations sont déjà fixées un an et demi à l’avance. Et puis, pour qu’une bonne partie des Algériens puisse me voir, il faudrait que je joue quatre mois d’affilée : un mois à Tizi, un mois à Bougie, un mois à Alger et un mois à Constantine.

Vous avez pourtant été sollicité en Algérie.

Oui, parfois pour une seule date. Mais je n’ai pas envie de ne donner qu’une seule représentation, car j’aurai alors 400 invités de la nomenklatura, tandis que le public pour lequel est fait le spectacle, lui, ne sera pas là.

Si je fais ce métier en France, je ne le fais pas pour les Algériens, pour les Kabyles ou pour les Arabes. On ne peut pas vivre dans un pays et ne s’adresser qu’à sa communauté d’origine. Il faut s’ouvrir.

Les Algériens au pays ne peuvent donc voir vos spectacles que sur DVD…

Aujourd’hui, avec les DVD et Internet, il y a plus d’Algériens qui me connaissent que lorsque je vivais en Algérie. À l’époque, je jouais trente à quarante fois par an, dans un théâtre de 300 à 400 places. Mais c’est aussi à l’Algérie d’inventer d’autres Fellag, de nouveaux comiques qui racontent le pays de l’intérieur. Moi, j’ai quelque part perdu le fil. Pour toute une génération d’Algériens, je dois être une sorte de dinosaure… 

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