Où en est le roman marocain?

Après la Tunisie en 2008, c’est au tour du Maroc d’être à l’honneur du Maghreb des livres, les 7 et 8 février. Organisée par l’association Coup de soleil, cette 15e édition rendra hommage à deux figures disparues des Lettres maghrébines, l’écrivain Driss Chraïbi et l’ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, Mohamed Charfi, décédés respectivement en 2007 et en 2008. Quelque 130 écrivains, parmi lesquels Abdellatif Laâbi, Anouar Benmalek, Abdallah Laroui, Mohamed Nedali, ou encore Maïssa Bey, participeront à ces deux journées de débats et de dédicaces. L’occasion de revenir sur cinquante ans de création littéraire marocaine.

Publié le 5 février 2009 Lecture : 4 minutes.

Les écrivains marocains s’expriment en plusieurs langues : arabe, berbère, français, espagnol. Si on inclut les émigrés, on peut y ajouter le néerlandais, l’anglais et, depuis peu, l’italien et le catalan. Cette multiplicité soulève plusieurs questions. Qu’est-ce qu’une littérature nationale ? Dans quelle langue s’écrit-elle ? Que signifie, en particulier, la vitalité de la littérature marocaine d’expression française, dont on annonce régulièrement la mort depuis la fin du protectorat, en… 1956 ? Le premier roman en français fut publié dès 1930 alors que le premier roman en arabe ne le fut qu’en 1942. La littérature en français n’est donc pas un greffon sur un genre qui existait déjà : elle a créé ce genre. Et pourtant elle est, dès son apparition, en porte-à-faux puisqu’elle naît dans une société qui ne l’attend pas, dans une langue qui s’est développée ailleurs et avec des références qui appartiennent à un autre univers culturel.

Ahmed Séfrioui (1915-2004) et Driss Chraïbi (1926-2007) constituent à eux seuls la première génération, même si on pourrait y ajouter Edmond Amran El Maleh, né en 1917 – mais lui ne publia que beaucoup plus tard, dans les années 1980. Séfrioui fit paraître en 1954 son premier roman : La Boîte à merveilles. La même année, Driss Chraïbi lança son brûlot Le Passé simple, qui provoqua une vive polémique au Maroc, la revue Démocratie allant même jusqu’à titrer : « Driss Chraïbi, assassin de l’espérance. » Il est vrai que l’homme maniait souvent le paradoxe et la provocation, lui qui n’hésita pas à déclarer au journal réactionnaire Demain, en 1956 : « Le colonialisme européen était nécessaire et salutaire au monde musulman. » On peut sans doute parler d’une première génération marquée par le mimétisme – voire l’assimilation. Mais il faut placer en contrepoint la révolte de Chraïbi contre la société française, révolte qui s’exprima dans Les Boucs, parus en 1955. Cela dit, et bien qu’il ait publié une vingtaine d’ouvrages au total, Chraïbi restera l’homme du Passé simple, un des classiques de la littérature postcoloniale.

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VIRTUOSITE LANGAGIERE

La deuxième génération est celle de l’engagement politique. En 1966, Laâbi et Nissaboury fondent Souffles, une revue littéraire qui se transforme rapidement en libelle d’extrême gauche puisqu’il s’agissait selon eux « d’arracher la culture au monopole de la réaction et du néocolonialisme ». Tahar Ben Jelloun publie son premier poème dans Souffles puis s’installe à Paris où il fera une carrière brillante, culminant avec le Goncourt en 1987 pour La Nuit sacrée. Mohammed Khaïr-Eddine s’installe lui aussi en France, mais son écriture exigeante, enfiévrée, difficile, si elle lui vaut l’admiration de ses pairs, le place en marge de la scène littéraire. Mohamed Leftah (1946-2008), le meilleur pour ce qui est de la virtuosité langagière mais aussi le plus méconnu, écrivit tout aussi discrètement qu’il avait vécu. Abdelhak Serhane, sympathique dans la vie mais implacable et pessimiste dans l’écriture, multiplia les mises en accusation de la société qui l’avait vu naître – et qu’il finira par quitter, excédé, pour s’installer aux États-Unis.

Vient ensuite une nouvelle génération, la troisième, la nôtre, marquée par l’éclosion des identités individuelles. Peut-être s’agissait-il là d’un rejet, conscient ou non, de la littérature engagée ? Ou était-ce encore de l’engagement, mais sous une autre forme ? La littérature féminine explose, avec des dizaines de titres et de noms, qu’on ne peut tous citer ici. Distinguons Rajae Benchemsi, à l’écriture intelligente et fluide, Yasmine Chami, même si elle publie peu, l’iconoclaste Bahaa Trabelsi, Nadia Chafik, etc. Et avant elles, il y eut, bien sûr, Fatima Mernissi, qu’on ne présente plus. La littérature carcérale devient un genre à part. En 2001, Ahmed Marzouki publie Tazmamart, cellule 10, un chef-d’œuvre, quelque part entre Dante et Kafka. Jaouad Mdidech écrit le terrible La Chambre noire et Abdelaziz Mouride une extraordinaire bande dessinée intitulée On achève bien les rats. Par analogie, on peut leur rattacher Mahi Binebine, dont Les Funérailles du lait (1994) évoquaient de façon poignante les disparitions politiques à travers les souffrances d’une mère. Autre courant de cette troisième génération : « la littérature de la transgression ». Rachid O. fut le premier à prendre l’homosexualité décomplexée comme objet de son écriture, avec quatre titres chez Gallimard. D’autres lui emboîteront le pas. Autre transgression, celle qui pousse à « brûler » les frontières, au risque de la vie : de l’excellent Tu ne traverseras pas le détroit de Salim Jay à Partir de Ben Jelloun en passant par Les Clandestins de Youssouf Elalamy. Il y a aussi Mohamed Nedali, qui édifie en solitaire, du côté de Tahanaout, une œuvre marquée par l’observation fine et ironique d’une société dans laquelle il (sur)vit sans se faire trop d’illusions.

Toutefois, cette foisonnante troisième génération pose le problème de l’écriture. Les auteurs des deux premières générations, au-delà du mimétisme, de la rébellion ou de l’engagement, faisaient preuve d’une certaine exigence littéraire – allant jusqu’à l’opacité ou la préciosité. Leurs éditeurs – Julliard, Le Seuil, Gallimard, Denoël, etc. – plaçaient haut la barre. Les textes les plus récents racontent d’abord des histoires, des destins, des parcours autobiographiques. On est souvent dans le témoignage, qui peut être important, déchirant – on pense par exemple à Ma vie, mon cri de Rachida Yacoubi –, mais l’écriture semble passer au second plan. Peut-on parler d’adieu à la littérarité ? La question est posée. En attendant la quatrième génération ?

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*Ecrivain marocain. Dernier ouvrage paru La Femme la plus riche du Yorkshire, Juliard, 162 pages, 16 euros.

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