Je rappe, donc je suis

Les stars locales du hip-hop égrènent toutes les frustrations de la jeunesse urbaine. Mais elles ont aussi appris à faire des concessions pour exister.

Publié le 5 février 2009 Lecture : 4 minutes.

Tee-shirt extralarge, baskets clinquantes, baggy, casquette à l’effigie de New York ou de Los Angeles… Les trois jeunes gens assis à la terrasse d’un café de la médina de Casablanca semblent tout droit sortis d’un clip de rap américain. Pourtant, la musique qu’ils écoutent sur leur baladeur mp3 est « un son 100 % marocain », explique Saïd, l’aîné. Avec ses potes Samir et Hicham, ils font partie de cette jeunesse élevée au « hip-hop beldi ». « Les rappeurs nous parlent de notre Maroc, celui qu’on vit, explique Saïd. Le chômage, la misère, la corruption… »

Les textes de ces jeunes artistes dénoncent en effet volontiers une situation sociale difficile et une classe politique déconnectée du peuple. À la manière de Bigg, star incontestée du mouvement, dont les paroles expriment les frustrations du Maroc urbain : « Welli bghaw ychafro liya bladi, ntiri fdin mhoum » (« ceux qui veulent me piquer mon pays, je les flingue) ou « Gaâ lé jeun mabghawch ysawto baqin chadin Ifilm mn lor di daz yachfar fihom » (« les jeunes ne veulent pas voter, ils continuent de voir le même film où on les arnaque »).

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MERCI INTERNET !

Le hip-hop marocain n’a véritablement décollé que depuis trois ans, mais il existe depuis une dizaine d’années. À l’époque, un petit noyau de passionnés se retrouvaient dans les parcs ou dans quelques rares salles spécialisées. « Il nous est arrivé de payer pour pouvoir chanter, se souvient Masta Flow, du groupe Casa Crew. Ensuite, on montait sur scène sans rémunération. Aujourd’hui, on exige une avance sur recette avant toute prestation. » Car les rappeurs, souvent issus des quartiers populaires des grandes villes du royaume, ont rapidement séduit une jeunesse en mal d’idoles et en quête de liberté. Leurs paroles, généralement en darija – dialecte –, parfois en français, touchent toutes les couches de la société. Et leurs morceaux sont aujourd’hui téléchargés par des milliers de personnes sur des sites spécialisés. À défaut d’un système de production classique, ces artistes ont su utiliser Internet pour diffuser leur musique. Certains clips mis en ligne sur les sites de partage YouTube et Dailymotion dépassent le million de visiteurs. Et, dans les nombreux festivals de musique organisés aux quatre coins du royaume, les rappeurs éclipsent souvent les stars internationales.

Un tel succès a fini par attirer les médias officiels. Radios et télés s’arrachent cette nouvelle génération d’artistes. L’arrivée de Hit Radio a consacré le genre sur les ondes. Des opérateurs téléphoniques organisent régulièrement des concerts afin d’attirer les jeunes consommateurs. On a même vu certains rappeurs poser pour une campagne de Maroc Télécom. Entre récupération marketing et banalisation, le rap aurait-il tendance à se ramollir ? « Il n’y a pas d’industrie du disque au Maroc, nuance Simo, de Fez City Clan. La vente de nos CD ne rapporte quasiment rien à cause du piratage, et on ne touche aucun droit d’auteur quand un morceau passe à la radio. Seule la scène nous permet de vivre. Difficile alors de cracher sur un concert sous prétexte qu’il est organisé par une entreprise. »

Dans une société imprégnée de règles et de normes contraignantes, ce n’est pas la seule restriction que les rappeurs doivent s’imposer. Beaucoup sont obligés de « censurer » certains de leurs morceaux pour pouvoir passer à la radio. Et si Bigg n’hésite pas à employer des mots crus ou vulgaires, la plupart des rappeurs choisissent d’éviter la provocation, voire d’aborder des sujets moralisateurs : les filles trop jeunes habillées en midinettes, la religion, la nation…

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« Le hip-hop n’est pas un courant monolithique, explique David, du groupe Bizz2risk. Il a ses tendances et ses divergences. Certains groupes se la jouent même gangsta rap avec un style très agressif. Mais la plupart préfèrent s’en tenir à des thèmes assez consensuels. » Ce jeune Turco-Marocain reste néanmoins persuadé que le hip-hop made in Morocco a de beaux jours devant lui. « On n’a jamais vu autant de groupes, poursuit-il. Au Festival du boulevard [à Casablanca], par exemple, les organisateurs reçoivent des maquettes par centaines. Bien sûr, la qualité n’est pas toujours au rendez-vous, faute de moyens, mais l’envie est là ! » Avec son groupe, il peaufine son premier album. En français ou en darija, les textes dénoncent en bloc « les fils à papa », un « système de merde où les voleurs roulent des mécaniques », « le chômage et le manque de taf », ou encore « les petits frères qui quittent l’école pour aller snifer de la colle ». Une vision du Maroc à des années-lumière des palaces de Marrakech ou des belles villas des quartiers huppés de Casablanca.

À l’instar des autres groupes, il ne rêve que d’une seule chose : faire franchir les frontières à son art. Car le hip-hop marocain commence à s’exporter. Les formations les plus connues tournent aujourd’hui dans les festivals européens. Le groupe H-kayne s’est même retrouvé dans les bacs de la Fnac. « On doit continuer à parler crûment, à aborder des thèmes que la télé n’aborde pas, conclut David. Ainsi les gens auront-ils plus de chances de comprendre le Maroc qu’un simple touriste qui passe une semaine de vacances à Marrakech… »

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