La chute du faucon noir
En lançant une offensive conjointe dans l’est du pays, Kigali et Kinshasa ont décidé de mettre hors d’état de nuire Laurent Nkunda, le président du Congrès national pour la défense du peuple. Retour sur l’itinéraire singulier de ce rebelle incontrôlable.
«Si Nkunda devenait un problème pour le Rwanda, je saurais ce qu’il faut faire. » Cette petite phrase de Paul Kagamé, lors d’une interview à J.A. en mars 2008, prend aujourd’hui tout son sens. L’hyperréaliste président rwandais n’a pas hésité une seconde avant d’ordonner l’arrestation, le 22 janvier peu avant minuit, d’un homme que l’on a longtemps présenté – à tort et à raison – comme étant sa propre « créature ». Victime d’un spectaculaire retournement d’alliances concocté depuis plusieurs semaines sous impulsion américaine et qui le dépasse totalement, Laurent Nkundabatware Mihigo, 41 ans, est désormais un chef de guerre déchu, placé en étroite résidence surveillée à Gisenyi sur les rives du lac Kivu, dans l’attente d’une éventuelle extradition vers Kinshasa où la justice l’attend – à moins que ce ne soit vers un lointain exil. C’est en décembre 2008, au cours d’une série de réunions secrètes entre Congolais et Rwandais, que le sort du chef du Conseil national pour la défense du peuple (CNDP) s’est joué. En échange, si l’on peut dire, de la latitude accordée par Joseph Kabila aux Rwanda Defense Forces de pénétrer en territoire congolais pour « nettoyer » les maquis des rebelles hutus, Paul Kagamé a offert à son voisin son aide pour réoccuper les zones dites « libérées » par le CNDP, ainsi que la neutralisation de son chef. Une sorte de mini-Yalta des Grands Lacs, qui a complètement surpris Laurent Nkunda. Lâché par la plupart de ses lieutenants et incapable d’affronter les bataillons de la nouvelle coalition rwando-congolaise, le « faucon noir » du Kivu semble avoir d’abord voulu fuir avec son dernier carré de fidèles en Ouganda via le poste-frontière de Bunagana. Refoulée, la petite troupe a alors pénétré en territoire rwandais au nord de Gisenyi, avant d’être encerclée et désarmée. Les états d’âme n’étant pas de mise à Kigali, c’était pour Nkunda la fin (provisoire ?) de l’aventure.
ENFANCE STUDIEUSE
Itinéraire singulier que celui de cet homme ambitieux et mystique, combattant apatride passant d’une guerre civile à une autre sans considération de nationalité et qui faillit devenir pasteur avant que le maelström des haines ethniques dans la région des Grands Lacs le rattrape et le happe. Né dans le Nord-Kivu, territoire de Rutshuru, au sein d’une famille aisée et respectée d’éleveurs tutsis installés sur les collines depuis trois générations, Laurent Nkunda a connu une enfance aussi studieuse que tumultueuse. Élève brillant, bachelier en 1985 au lycée de Katwe, disciple fervent de l’Église adventiste, il est aussi un adepte des sports de combat et un meneur d’hommes. Nkunda n’a pas 17 ans quand, à la tête d’une horde de huit cents collégiens, il prend d’assaut un poste de police pour libérer un professeur injustement arrêté. Sur fond de vives tensions foncières entre agriculteurs et éleveurs, Tutsis et Banandes, « Banyamulenges » et « autochtones », son caractère se forge. En même temps que croît chez lui un sentiment victimaire de plus en plus marqué : celui d’être un Zaïrois de deuxième zone, discriminé parce que tutsi.
Étudiant en psychologie à Kisangani, capitale de la Province orientale et troisième ville du pays, loin de son Nord-Kivu natal, Laurent Nkunda vit mal l’exclusion et le racisme de ceux qui s’en prennent volontiers à son physique longiligne de nilotique. Il n’y reste guère, retourne bientôt dans la ferme familiale et s’adonne un moment au business de carburant avec l’Ouganda voisin. En 1988, encouragé par son père, Nkunda reprend ses études, au Rwanda cette fois, où il se sent plus à l’aise. Inscrit à l’université adventiste de Mudende, il se prépare à devenir pasteur. Ses enseignants s’y opposent : pieux certes, mais incontrôlable. Un échec dont il se remettra mal. Le 1er octobre 1990, il est par chance à Goma lorsqu’il apprend à la fois l’éclatement de la rébellion du Front patriotique rwandais de Fred Rwigyema et Paul Kagamé, et le massacre, le même jour, d’étudiants et de professeurs tutsis au sein même de l’université de Mudende. Le choc est terrible. Jusqu’ici peu attiré par la politique, Nkunda bascule : il se battra pour la cause de sa communauté.
Début 1991, Laurent Nkunda adhère au FPR à Goma, en tant que recruteur et collecteur de fonds. Un an plus tard, il intègre l’APR (l’Armée patriotique rwandaise), la branche armée du Front, et suit une formation militaire en Ouganda avant de se voir affecté, en 1993, aux « opérations spéciales » les plus secrètes. En pleine guerre, il multiplie les navettes entre le Kivu, le Rwanda et l’Ouganda – une période de sa vie sur laquelle, aujourd’hui encore, on ne sait rien, mais dont on imagine qu’elle ne fut pas un dîner de gala. Sergent de l’APR lors de la libération de Kigali, en juillet 1994, et membre des services de renseignements, Nkunda retourne bientôt dans le Nord-Kivu pour y recruter des Tutsis congolais. Sa région est alors en plein drame, les réfugiés hutus rwandais, anciens miliciens Interahamwes et militaires en déroute de l’armée du régime déchu, multiplient les exactions contre les Banyamulenges. En juin 1995, 51 membres de la famille de Laurent Nkunda sont ainsi assassinés à Mirangi. Sa mère, son fils et ses sœurs ne doivent leur survie qu’à une fuite éperdue à travers la forêt. C’est donc tout naturellement que Nkunda, nommé commandant dans l’armée rwandaise, participe à la chevauchée fantastique de 1996 et 1997 qui aboutit à la chute de Mobutu et à l’accession au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila. Il n’ira pas jusqu’à Kinshasa, toutefois. Affecté à Kisangani après la prise de cette ville, il se voit un moment chargé de veiller à la sécurité d’un jeune homme discret, qui loge à l’hôtel Palm Beach et auquel le destin va, dix ans plus tard, le confronter : Joseph Kabila, le fils du Mzee*…
PREMIER "CRIME DE GUERRE"
La fusion entre les Kadogos de Kabila et les soldats de Kagamé étant totale, tous les militaires qui ont participé à la « libération » du Congo sont sans distinction d’origine reversés dans la nouvelle armée congolaise, laquelle est placée sous le commandement du général (rwandais) James Kabarebe. Congolais d’origine, puis officier rwandais, Laurent Nkunda devient donc, ipso facto, commandant des FAC (Forces armées congolaises). Mais cette situation ne dure guère. En août 1998, c’est la rupture entre Kabila et Kagamé et l’éclatement de la deuxième guerre. Dans les casernes du pays, les soldats congolais se soulèvent contre les Rwandais et leurs frères tutsis du Kivu. Laurent Nkunda, qui se trouve alors en plein territoire de Walikale, prend de son propre chef la tête d’une brigade pour délivrer ses camarades assiégés dans Kisangani. À marche forcée, il parvient dans les faubourgs de la ville et met en fuite les assaillants. C’est son premier fait d’armes. Nommé commandant de la 7e brigade des FAC (qui n’a de congolaise que le nom, car elle est sous influence directe de Kigali), avec le grade de colonel, Nkunda, qui a effectué entre-temps un stage militaire à Gabiro, au Rwanda, et participé aux sanglants affrontements contre les ex-alliés ougandais à Kisangani, assiste de loin à la conclusion des accords de paix intercongolais de Pretoria, en décembre 2002. Il est vrai qu’il vient de vivre quelques semaines délicates en matant dans le sang une mutinerie en plein cœur de Kisangani – ce qui lui vaut ses premières accusations de « crimes de guerre » de la part d’ONG. Il est vrai surtout qu’il ne se sent pas concerné par des accords qui, selon lui, ne tiennent aucun compte de « la cause du Kivu ».
Dès lors, la voie qui mène à la rébellion est ouverte. Laurent Nkunda refuse de prêter serment au nouveau gouvernement congolais issu des accords de Pretoria et ne se rend pas à la convocation de la Cour militaire de Kinshasa, qui exige de lui des explications. Ni sa nomination au grade de général de brigade, ni le poste de commandant de la région du Nord-Kivu qu’on lui propose – et qu’il décline – ne le font changer d’avis. À la mi-2003, il crée l’association « Synergie nationale », qui se dote d’une branche armée, l’« Anti-Genocide Team ». Un an plus tard, à la tête de huit cents hommes, il vient en aide au général tutsi Mutebusi en révolte à Bukavu contre les FAC de Kabila. Il occupe la ville pendant quatre jours, puis se retire. Quatre jours de pillages et d’exactions. Kinshasa le déchoit de son grade et lance contre lui un mandat d’arrêt international, tandis que le Conseil de sécurité de l’ONU le place sur la liste noire des interdits de voyage. Mais Nkunda n’en a cure. En décembre 2004, le gouvernement congolais lance contre lui sa première grande offensive : l’opération Bima. Dix mille hommes sont mobilisés contre les deux mille combattants de Nkunda. C’est un échec cuisant. Le 25 août 2005, celui que l’on n’appelle plus à Kinshasa que sous le label de « général renégat » crée le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), un mouvement structuré, relativement discipliné, qui s’appuie à la fois sur le culte du chef, sur le mysticisme adventiste (une doctrine que Nkunda qualifie de « justicisme chrétien ») et sur l’exaltation du sacrifice. En exergue du « code de conduite opérationnelle » du CNDP, le « chairman » Nkunda fait figurer cette phrase de Franz Fanon : « Avoir un fusil et être membre d’une armée de libération, c’est la seule chance qui nous reste de donner un sens à notre mort. »
Dans les zones qu’il contrôle dans le Nord-Kivu – essentiellement les territoires de Rutshuru et de Masisi –, le Congrès se finance sur la bête. Le poste-frontière de Bunagana, les barrages routiers, les taxes prélevées sur le bétail, le soutien de quelques gros commerçants banyamulenges, mais aussi quelques mines de coltan et de cassitérite l’autorisent à une certaine aisance de fonctionnement. Le CNDP ouvre trois sites sur l’Internet et crée des cellules de sympathisants en Europe, aux États-Unis et en Afrique du Sud. À partir de 2006 et de la première tentative manquée de s’emparer de Goma, défendue par les Casques bleus de la Monuc, Nkunda recrute à tout-va. Le CNDP compte bientôt sept mille à huit mille hommes aux uniformes propres mais dont la conduite face aux civils – pillages, racket et parfois viols – est aléatoire. De l’Ituri, où ils ont combattu avec Thomas Lubanga, Laurent Nkunda fait venir des chefs de guerre aussi redoutés que peu recommandables : le général Kakokele et surtout Bosco Ntabanga, alias Terminator. Ce Tutsi du Nord-Kivu est sous le coup d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale, qui souhaite le voir comparaître à La Haye aux côtés de Lubanga. Motif : recrutement d’enfants-soldats et crimes de guerre. Nkunda le sait, mais il estime avoir besoin des compétences militaires réelles de ce prédateur adoré de ses hommes, à qui il permet tout ou presque. Il ne va pas tarder à s’en repentir. En cette année 2006, pourtant, ce père de quatre enfants qui a épousé une Shi du Sud-Kivu commence à rêver d’un destin national. Il soutient discrètement Jean-Pierre Bemba lors de l’élection présidentielle, lance des appels du pied à Étienne Tshisekedi et prend contact avec les irrédentistes du Bundu dia Kongo. Surtout, il se sent sûr de ses appuis rwandais. Trop sans doute, car il ne s’aperçoit pas que Paul Kagamé, très conscient de l’image sulfureuse du chef du CNDP auprès de la communauté internationale et agacé par ses ambitions qu’il sait irréalistes, commence à se poser des questions. Et si Nkunda, qui n’a jamais entretenu avec Kigali de simples rapports de sujétion, devenait plus encombrant qu’utile ?
L’aura – si ce n’est la popularité – de Laurent Nkunda ne cesse de s’étendre en 2007, alors qu’il résiste victorieusement, entre août et novembre, à une nouvelle offensive de l’armée congolaise. Cette dernière aligne contre lui trente mille hommes, plus quelques centaines de rebelles hutus, avec le soutien logistique de la Monuc. Le CNDP, qui bénéficie du renfort de militaires rwandais démobilisés, plie mais ne rompt pas. Un raid dévastateur sur le camp militaire congolais de Kikuku et l’anéantissement de la 14e brigade des FARDC à Mushaki mettent un terme aux combats. C’est en quasi-héros que Nkunda envoie ses émissaires à la conférence de paix de Goma en janvier 2008. Et c’est un homme transfiguré qui, deux mois plus tard, annonce qu’il ne se sent en rien lié par les conclusions de cette même conférence. Son objectif est clair désormais : il veut, dit-il, « prendre le pouvoir » à Kinshasa. En d’autres mots : renverser Joseph Kabila. Aussi, quand la guerre recommence en août 2008, Nkunda n’est pas loin de penser qu’elle ne s’arrêtera plus avant qu’elle n’ait atteint les rives occidentales du fleuve Congo. Le scénario se répète : l’armée congolaise recule en désordre et le CNDP prend une à une les villes du Nord-Kivu. Rumangabo et son camp militaire, Rutshuru et Kibumba tombent. Fin octobre, les hommes de Nkunda campent devant Goma… Et Nkunda tombe malade. Il est alors contraint de laisser pendant quelques semaines le commandement des opérations à son chef d’état-major, Bosco Ntabanga, dont il se méfie mais qu’il a toujours protégé des poursuites de la CPI. Erreur fatale. Les 4 et 5 novembre, le massacre des villageois de Kiwanja, manifestement commis par des miliciens du CNDP, fait le tour du monde. Surtout, Ntabanga, sans doute soucieux de prolonger ainsi son sursis d’impunité, prend langue en secret avec l’armée congolaise au sein de laquelle il demande sa réintégration. Il fera office de cheval de Troie. Sous forte pression internationale – et sans doute rwandaise –, Nkunda, rétabli, doit renoncer à s’emparer de Goma. Dès lors, ses jours sont comptés.
Le 5 janvier 2009, Bosco Ntabanga tente un putsch à la tête du CNDP. Le 16, il est rejoint par une bonne partie des officiers du mouvement, et le 20, l’opération conjointe rwando-congolaise commence. C’en est fini du « faucon noir ». Reste à savoir maintenant ce que Paul Kagamé va faire de lui.
*Un détail parmi d’autres révélé dans la biographie de Nkunda par Stewart Andrew Scott (Laurent Nkunda et la rébellion du Kivu, Karthala, Paris, 2008)
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