Jours tranquilles à Pantin…

Le quinzième roman de Calixthe Beyala évoque une jeunesse franco-africaine en perte de repères. Un récit sombre dont J.A. publie un extrait en avant-première.

Publié le 27 janvier 2009 Lecture : 5 minutes.

Calixthe Beyala est de retour. Du moins, celle du Petit Prince de Belleville, des Honneurs perdus, d’Assèze l’Africaine. Après un détour par le Zimbabwe, où elle racontait les ravages de la politique d’expropriation des fermiers blancs par Mugabe (La Plantation), après le récit d’une idylle entre une écrivaine noire et un animateur télé blanc (L’Homme qui m’offrait le ciel), l’écrivaine franco-camerounaise a situé son dernier livre dans un univers qui a fait le succès d’une bonne part de ses romans, celui de l’émigration africaine en France.

Le Roman de Pauline marque néanmoins un virage dans l’œuvre de Calixthe Beyala. Fini la rigolade. Le sujet est grave. Pauline, l’héroïne, est une métisse de 14 ans. Sa vie se déroule dans une ville de la banlieue parisienne entre un frère délinquant, Fabien, et une mère, Française de souche, qui n’en finit pas d’aligner les échecs sentimentaux. Le père ? On lui a toujours dit qu’il s’agissait d’un brillant jeune cadre africain mort de maladie peu après sa naissance. En réalité, il croupit en prison. Son petit ami, Nicolas, est un jeune Black désœuvré, cynique et brutal, qui abuse d’elle et de sa naïveté.

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Quand l’histoire commence, Pauline sèche l’école et traîne dans la rue. Jusqu’à ce que Mathilde, sa prof de français, la prenne sous son aile et l’aide à trouver un sens à sa vie. La dure réalité fait un retour fracassant avec la mort, dans un règlement de comptes entre voyous, de son frère. Mais la jeune fille a, entre-temps, compris que son destin est entre ses mains.

Avec ce livre à l’humour grinçant, Calixthe Beyala dresse un tableau très sombre d’une certaine jeunesse issue de l’émigration, pour reprendre la formule consacrée, une jeunesse en perte à la fois de repères et de perspectives. Amateurs d’histoires romantiques s’abstenir.

 « Il n’y a pas de honte à ne pas savoir lire »

 Dès que je suis entrée dans ma classe, des cris de joie m’ont accueillie. La prof de français m’a regardée avec appréhension, puis elle m’a suivie des yeux jusqu’à ce que je m’asseye.

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Mademoiselle Mathilde a 28 ans, de beaux cheveux roux et les joues aussi roses que ses ongles. Ce jour-là, elle portait des chaussures noires à talons hauts et une robe en jersey qui moulait ses fesses. Elle a l’air et l’odeur d’une orchidée blanche, mais des yeux de tiers-mondiste. Elle croit que les femmes devraient être présidentes de la République sans se poser la question de savoir pourquoi c’est un homme et non une femme qui a découvert la pénicilline, ou pourquoi c’est un homme et non une femme qui le premier a marché sur la Lune. Elle habite Pantin porte de Paris au-dessus de la pharmacie, un deux-pièces qu’elle loue à Mme Maris. Tout se sait à Pantin, surtout quand un étranger s’y installe, qui plus est une rousse qui fait tourner la tête aux mâles du quartier. Fabien, après l’avoir vue pour la première fois, a fantasmé sur elle des nuits entières, puis, comme les grands rêves tout autant que les énormes chagrins s’oublient vite, il l’a oubliée.

Mademoiselle Mathilde était en train de demander si nous avions apporté les Contes de Perrault et si nous les avions lus. Tout le monde savait de quoi il retournait, car la plupart des élèves redoublaient.

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Elle m’a désignée pour lire à haute voix, sans doute parce que j’avais l’air bien élevée. Il y avait des mots compliqués que je tentais de déchiffrer, mais ma langue trébuchait. Un mince sillon s’est creusé entre ses sourcils. Elle m’a interrompue et m’a considérée avec une réelle animosité.

– Pauline, il me semble qu’on n’est pas au CP, je me trompe ? Comment as-tu fait pour te retrouver en sixième sans maîtriser la lecture ?

– C’est grâce au système, Madame. Tout le monde peut aller jusqu’en troisième sans en foutre une ramée.

– Ah oui ? Pas dans mes cours. Il n’est pas question que j’accepte dans ma classe une élève qui ne sait pas lire. Je veux rencontrer tes parents.

– Mon père est mort.

– Et ta mère ? Que fait-elle ? Elle pourrait tout de même t’apprendre à lire !

– Elle ? Elle ne m’a jamais rien enseigné, Mademoiselle. Elle n’a pas le temps. Le soir, elle est si fatiguée qu’elle a juste la force d’avaler un Findus devant la télévision.

– Dans ce cas, je te mettrai en contact avec l’association « Lecture pour tous ». Ils t’aideront.

– Mais il n’y a pas de honte à ne pas savoir lire, Mademoiselle, ai-je dit, humiliée. On n’a pas besoin de savoir cultiver le shit pour fumer du hasch.

– Mais tu es en échec scolaire, Pauline, a dit la prof, outrée.

– L’échec n’est pas mortel… Et c’est peut-être même pas une maladie, alors !

La classe s’est esclaffée et certains ont battu des pieds pour acclamer mon bon sens. Mademoiselle Mathilde était si stupéfaite qu’elle n’a pas ouvert la bouche. »

[…] Pendant la récréation, les élèves se sont rassemblés autour de moi. Ils étaient interloqués de me voir à l’école après une si longue absence, d’autant que je n’avais fourni aucun justificatif ou certificat médical.

– C’est parce que t’as peur qu’on mette ta mère en prison ? m’a demandé Mina, une négresse aussi noire que l’on peut l’être, avec des reflets cuivrés et un nez d’Indienne, tout droit. Il paraît que c’est ce que fait le gouvernement dans le cas où les parents ne veillent pas à la scolarité de leurs enfants.

– C’est des conneries, ai-je dit. On a été convoqués plusieurs fois devant le juge. Il nous a menacés et il s’en est tenu là.

– Pourquoi ?

– Quelle question stupide ! a dit Michel Karsfeld. Pauline est une Moundimbé.

À Pantin, on vit comme dans un village. On s’espionne réciproquement derrière les fenêtres, si bien qu’on ne s’étonne jamais des comportements des uns et des autres. On a des idées arrêtées et des affirmations définitives sur chaque famille. On sait que les Renaud fourguent du haschich mais qu’ils ne sont pas assez cons pour en consommer ; qu’il faut surveiller son sac lorsqu’un Moussa approche ; on n’accepte jamais de faire crédit aux Pernot, cette bande de poivrots dont le père boit le salaire avant qu’il ne tombe. Quant à ma famille, on affirme qu’on est des psychopathes et qu’un de ces jours on va assassiner Dieu seul sait qui.

– C’est parce que le juge n’a plus envie d’envoyer des gens en prison, ai-je dit. Il paraît que les magistrats deviennent fous, à force. Les fantômes des prisonniers viennent les hanter. Ils ne peuvent plus dormir sans faire de cauchemars. Tu vois le tableau ?

– T’es sûre que c’est pas parce qu’il a peur de ta famille, Pauline ? a insisté Mina.

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