Al-Jazira seule au front

Unique média non arabophone présent à Gaza, Al-Jazira English a battu des records d’audience. Et gagné la bataille de l’information alors qu’Israël pensait contrôler les images en tenant les journalistes à distance. Décryptage.

Publié le 27 janvier 2009 Lecture : 4 minutes.

Jusqu’au 14 janvier, Al-Jazira English (AJE), petite sœur anglophone de la célèbre chaîne qatarie du même nom, était le seul média non arabophone présent à Gaza. Installées depuis novembre 2006 dans l’enclave palestinienne, comme la rédaction d’Al-Arabiya ou celle d’Al-Manar, ses équipes de journalistes ont pu couvrir de l’intérieur un conflit dont l’armée israélienne refusait l’accès aux médias étrangers.

Bénéficiant de facto d’une exclusivité, la chaîne d’information par satellite a diffusé 24 heures sur 24, dans plus de 105 pays (dont Israël) des images de maisons détruites, de populations cherchant désespérément à fuir, de corps ensanglantés. Ses deux journalistes stars, le jeune Américain d’origine égyptienne Ayman Mohyeldin et la Britannique Sherine Tadros, ont multiplié les reportages sur le terrain et recueilli les témoignages de Gazaouis sur leur combat pour survivre.

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En direct du service orthopédique d’un hôpital, Ayman Mohyeldin s’est rendu au chevet d’une femme défigurée par un obus. Les traits tirés, vêtu d’un anorak, il a pénétré jusque dans la morgue, ouvert les casiers et filmé en gros plans des cadavres de petites filles, dont les parents hurlaient dans la pièce voisine. La ligne éditoriale d’AJE est claire : des images réalistes qui n’excluent pas les scènes insoutenables, sur fond de bombardements et de sirènes d’ambulances, mais aussi des interviews de militaires israéliens et une couverture des tractations diplomatiques en Israël et en Égypte.

Tout comme CNN avait gagné ses galons de chaîne d’information internationale grâce à sa spectaculaire couverture en direct de la première guerre du Golfe, AJE, qui existe depuis moins de trois ans, a battu des records d’audience pendant le conflit de Gaza. La chaîne, qui craignait d’être taxée de partialité par le public occidental auquel elle s’adresse, a voulu répondre à une exigence de professionnalisme et d’objectivité. Contrairement à leurs collègues arabophones, les journalistes d’AJE n’ont pas utilisé le terme « martyrs » mais celui de « victimes innocentes » pour désigner les civils, et les présentateurs du journal télévisé ont régulièrement invité des Israéliens à s’exprimer. « Les reporters d’AJE aiment être au cœur des événements et non sur les plateaux de télévision. Pendant le conflit, ils étaient engagés au plus près de la population et disposaient d’une protection minimale », rappelle le journaliste français Richard Labévière, spécialiste du conflit israélo-palestinien, qui a vécu à Gaza.

Scènes d’horreur

Mais la diffusion de scènes d’horreur, parfois sans commentaires et sans montage préalable, a aussi suscité la critique des télévisions occidentales, qui jugent ces images « partiales » et « indécentes ». Pour Ahmed al-Sheikh, rédacteur en chef sur Al-Jazira, cet argument est fallacieux : « La guerre est laide. Si l’on cache sa laideur, on contribue à l’attiser. » Mohammed El Oifi, professeur de médias arabes à Sciences-Po Paris, le reconnaît : « AJE est une chaîne militante. Mais elle a fait un travail plus que correct dans la couverture de ce conflit. » Une analyse que partage Yves Cresson, directeur de la société de conseil Bayoo TV et spécialiste des médias du Proche-Orient : « Ça n’est pas sur AJE que vous trouverez les pires images. Les chaînes syriennes ou saoudiennes montraient l’horreur pour l’horreur. »

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Pour Mohammed El Oifi, AJE est devenue un acteur à part entière de cette guerre, faisant perdre à Israël la bataille de l’image. « Israël, analyse-t-il, a sous-estimé la transformation des médias dans la région et la capacité de nuisance d’une chaîne comme AJE. » L’État hébreu, qui a tiré les leçons de la guerre au Liban en 2006, a cru contrôler les images en maintenant les journalistes à distance des opérations.

Pour assurer sa communication, Tsahal a engagé les services d’une société britannique de relations publiques et a mis en ligne des vidéos de ses opérations sur le site YouTube. « Depuis la guerre du Vietnam, les États savent que la présence de reporters dans un conflit asymétrique a des conséquences catastrophiques sur les opinions publiques », rappelle Richard Labévière.

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Les images diffusées sur AJE ont mis à mal la stratégie israélienne, dont le but était de montrer une guerre juste et propre, qui cible uniquement le Hamas. Après le bombardement d’une maison dont presque tous les habitants sont morts, Sherine Tadros est allée enquêter auprès des survivants. « Les soldats israéliens, racontent ces derniers, nous ont dit de nous réfugier ici, que nous serions en sécurité. » Ayman Mohyeldin est le premier à enquêter sur l’utilisation de bombes au phosphore par Tsahal. Dans un reportage, il montre les boules de feu qui jonchent le sol et les étranges stigmates que portent les victimes.

Conscients du devoir moral qui leur incombe devant cette tragédie humanitaire à huis clos, les dirigeants de la chaîne qatarie ont mis dès le 10 janvier leurs images à disposition gratuitement sur le site YouTube, mais les télévisions occidentales restent méfiantes et les ont peu utilisées.

Durant le conflit, les médias étrangers s’en sont remis à des sociétés de production indépendantes installées à Gaza, comme Ramattan TV ou à des journalistes palestiniens. Faute de correspondants, c’est même un fixeur palestinien qui a assuré les directs sur la BBC.

Côté israélien, de nombreuses ONG locales ont fustigé le manque d’esprit critique des médias nationaux. Dans une lettre ouverte, Yizhar Be’er, directeur de Keshev, une association spécialisée dans l’étude des médias, regrette que les journalistes israéliens « s’en soient complètement remis à la version de l’armée ».

Depuis le 14 janvier, Tsahal permet, au compte-gouttes, l’accès de Gaza à quelques journalistes étrangers qui découvrent avec stupéfaction les ruines que la guerre a laissées derrière elle. Pourtant, les images de civils, femmes et enfants tués par le conflit ont déjà fait le tour du monde et contribué à la mobilisation des opinions publiques. Reste que le choix du calendrier joue en faveur de l’État hébreu : dès le 20 janvier, sur les chaînes du monde entier, la désolation de Gaza a laissé place à la liesse suscitée par l’investiture d’Obama.

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