Hubert Védrine : Ce qui va changer

Conflit israélo-palestinien, Irak, Iran, Afghanistan… l’ex-chef de la diplomatie française nous livre ses premières impressions et analyses sur la nouvelle administration américaine.

Publié le 19 janvier 2009 Lecture : 9 minutes.

Bonne chance Mister President
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Bonne chance Mister President

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Jeune Afrique : Comment avez-vous réagi aux premières décisions de Barack Obama et en particulier à la nomination de Hillary Clinton ?

Hubert Védrine : On a l’impression d’une grande maîtrise et d’une action réfléchie de la part d’Obama. Ces premiers choix sont pragmatiques et consensuels. En plus, contrairement à ce qu’aurait fait un dirigeant médiocre, il ne craint pas de s’entourer de talents. En choisissant Hillary Clinton, il ne veut pas déléguer sa politique étrangère à quelqu’un de plus expérimenté que lui, mais réconcilier les démocrates. C’est lui qui fixera le cap. On spécule sur la politique étrangère d’Obama. Celle-ci est loin d’être définie, même s’il s’est affranchi dès la campagne électorale du dogmatisme et du manichéisme de l’administration sortante, dominée en politique étrangère par la droite religieuse, les néoconservateurs et les soutiens du Likoud, avec les résultats que l’on a vus.

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Comment expliquer le choix de Rahm Emanuel, qui a des relations particulières avec Israël, au poste de secrétaire général à la Maison Blanche ?

Par des raisons d’efficacité. Obama a besoin de personnes de confiance qui connaissent de l’intérieur la machine du pouvoir. Et le fait est que les liens de Rahm avec Israël ne sont pas un empêchement dans le système américain. Mais cela ne préfigure pas sa politique, Obama a d’abord été élu du fait de la crise. Les Américains n’ont pas voté pour une politique moyen-orientale plutôt qu’une autre. L’Amérique soutient de toute façon systématiquement Israël. Seules les modalités varient. L’arrivée d’Obama peut être le début d’un mouvement dans un sens moins partial, mais il faut se garder de prendre ses désirs pour des réalités.

Obama a montré qu’il était davantage prêt à écouter. L’Europe dispose-t-elle des moyens de se faire entendre ?

Contrairement à Bush, qui était resté enferré dans sa « guerre globale contre le terrorisme » et sa méthode unilatéraliste, Obama semble prêt à écouter. Il a même affirmé que les États-Unis pouvaient avoir intérêt à parler avec leurs adversaires. Il va donc sortir l’Amérique de cette régression imposée par Bush, selon laquelle on ne pourrait parler qu’à ses amis, négation du concept même de diplomatie, inventée pour discuter avec ses ennemis, pour avoir un autre choix que la guerre.

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Mais écouter des alliés, c’est encore autre chose… L’Europe n’est ni une menace, ni une solution, ni un enjeu pour les États-Unis. La question « comment se faire entendre ? » se pose pour les Européens, pas pour les Américains. Les Européens ont commencé d’unifier leurs positions sur quelques points comme la crise financière ou la Russie. Là où ils auront des idées claires et communes – ce qui suppose au moins l’accord de Paris, Berlin et Londres –, ils réussiront à se faire entendre, même si c’est toujours difficile avec le système américain, qui est intellectuellement autarcique et pour qui un allié doit être aligné. Les moments de disponibilité américaine sont donc rares. Les Européens devraient donc profiter de ce « moment Obama ».

Est-ce la fin de ce que vous appelez l’« occidentalisme » ?

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Je le voudrais bien parce que je pense qu’il nous mène à une impasse, mais je n’en suis pas sûr. Ce n’est en tout cas pas la fin de l’atlantisme, qui consiste pour certains Européens à se mettre automatiquement derrière les États-Unis. L’occidentalisme est une vision idéologique du monde : il y a l’Occident et « the rest », l’Occident est même contre « the rest ». Obama y souscrit-il ? A priori, non, mais on le saura mieux quand il aura agi et arbitré des conflits. En tout cas, chez les démocrates eux-mêmes, il y a des réalistes et d’autres qui ne sont pas très loin des néoconservateurs. C’était déjà un peu le cas sous Clinton. Susan Rice, nouvelle ambassadrice aux Nations unies, a ce profil proche des néoconservateurs. Obama aura à choisir entre plusieurs lignes.

Sur les grands dossiers comme le Moyen-Orient, est-ce que les choses vont se décanter ?

Les électeurs américains ont constaté que la politique étrangère de Bush avait échoué, mais ont-ils compris pourquoi ? Or cette politique découlait d’une analyse fausse de l’état du monde, du rôle de l’Occident, de la légitimité de l’intervention américaine, de la possibilité d’imposer la démocratie ex nihilo de l’extérieur. Peu d’Américains remettent en cause les fondements de ce raisonnement. Obama parle lui-même de restaurer le leadership américain. Sur le Proche et le Moyen-Orient, ne serait-ce que par pragmatisme, il va bâtir petit à petit une autre politique. Mais quels que soient son talent et le potentiel américain, dans le monde actuel, multipolaire et chaotique, il ne pourra pas restaurer à l’identique le leadership d’après la fin de l’URSS.

Votre diagnostic sur l’Irak ?

Les Américains ont amélioré la situation grâce au « surge » [envoi de renforts militaires, NDLR] mais surtout grâce à une bonne vieille recette coloniale, en utilisant les tribus contre les milices extrémistes. Ils ont de fait abandonné sur le terrain la politique manichéenne. Mais c’est encore fragile et il est difficile de savoir, malgré l’accord sur le retrait, ce que sera la situation si les États-Unis partent vraiment. Le risque de guerre civile est moins fort qu’avant, mais pour que ce soit vraiment durable, il faudrait que les Américains laissent derrière eux une relation stable entre les sunnites et les chiites, ce qui aurait dû être fait dès 2003. L’accord sur la date de départ des troupes peut être remis en cause.

En Irak, un système fédéral est possible s’il y a une répartition équitable des produits pétroliers, si chaque communauté a beaucoup plus à perdre à rompre le pacte qu’à le respecter et si les voisins ne cherchent pas à déstabiliser le pays. Comme le montrait le rapport Baker-Hamilton en 2006, il est impossible de stabiliser l’Irak sans une autre politique régionale sur le dossier Israël-Palestine et sur l’Iran. Tout cela sera consolidé si les Américains mènent une autre politique iranienne et s’ils ne se piègent pas en Afghanistan.

Qu’en est-il justement de l’Afghanistan ?

Il manque une stratégie et une politique d’ensemble. Quel est l’objectif ? Si c’est la sécurité, s’il s’agit d’empêcher la reconstruction d’une base arrière du terrorisme, alors tout le monde est concerné, et pas seulement l’Occident. Ou alors c’est un grand projet philanthropique et utopique : implanter la démocratie, reconstruire l’Afghanistan, refaire l’économie, ouvrir des écoles, etc. Dans ce cas, les moyens mis en œuvre sont dérisoires.

Compte tenu de son intelligence, je ne peux pas croire qu’Obama se contente d’envoyer plus de troupes. S’il a fait de l’Afghanistan une priorité, c’est sans doute pour montrer que malgré la recherche d’un retrait en Irak et une nouvelle attitude à l’égard de l’Iran, il n’était pas faible pour autant. Il a dit : « Je ne suis pas contre les guerres, je suis contre les guerres idiotes. »

Les Américains sont-ils vraiment décidés à parler aux Iraniens ?

Obama semble y être décidé en maniant, comme il le dit, la carotte et le bâton. Il est arrivé à la conclusion que le fait d’invoquer sans cesse des préalables, avant de parler à l’Iran, joue plutôt contre les États-Unis. Il est dans la logique du rapport Baker-Hamilton. Ce sera un vrai changement de la politique américaine menée depuis 1979 et aggravée depuis 2001. La mise en œuvre de ce dialogue sera précédée d’explorations prudentes. Mais le simple fait qu’Obama ne se l’interdise pas crée déjà des dissensions chez les Iraniens, ce qui est sans doute un des buts recherchés. Il faut que tout cela soit conduit avec sang-froid, habileté et un grand sens stratégique. Les Israéliens, les Arabes, certains Américains seront inquiets au début. L’Europe ne doit pas s’en préoccuper, au contraire elle doit encourager les Américains à sortir de l’ère Bush et les faire profiter de son expérience iranienne.

L’Iran pourrait-il renoncer à la bombe nucléaire ?

Il n’est pas complètement exclu que dans un deal général où l’Iran se verrait reconnaître un rôle régional important, les nationalistes iraniens acceptent une situation à la japonaise et renoncent à la phase ultime de la fabrication de la bombe.

Israël s’accommoderait-il d’une entente entre Washington et Téhéran ?

Cela dépend sur quelles bases. Israël veut garantir sa sécurité. Si l’Iran changeait, Israël n’y perdrait pas.

À propos du conflit israélo-palestinien, comment expliquer la volte-face d’Obama pendant la campagne sur la question de Jérusalem ?

Depuis plusieurs décennies un candidat ne peut être élu aux États-Unis sans surenchère sur la sécurité d’Israël. Dans le cas d’Obama, cela ne présage pas forcément de la suite, d’autant que l’échec de Bush est patent. Cela dit, que va faire Obama ? À Washington, début janvier, personne n’en savait rien. Va-t-il se saisir du dossier ou gagner du temps ? Rester dans la ligne récente des conditions préalables, impossibles, exigées des Palestiniens ? Dira-t-il quelque chose avant les élections en Israël, du genre : « J’ai besoin en Israël d’un partenaire pour la paix » ? Où attendra-t-il prudemment les élections ?

Un président américain ne peut pas à lui seul imposer une solution contre un gouvernement israélien qui mobiliserait toutes ses capacités de blocage. Mais il peut indiquer des lignes rouges, touchant aux conditions de vie des Palestiniens, honteuses, ce que Bush n’a jamais fait. Gaza en est la preuve cruelle.

En revanche, si comme la majorité de l’opinion, un Premier ministre israélien veut enfin régler ce problème et que le président américain l’appuie à fond et le sécurise, tout est possible. Ensuite, comme le dit Kissinger, tout le monde connaît la solution. Il y a un problème israélien préalable. Et un problème palestinien de mise en œuvre puisque tout leadership palestinien est détruit par les Israéliens. C’est cela qu’il faut changer.

Les préalables à la négociation sont contre-productifs. Ceux exigés des Palestiniens sont cyniques. Le Quartet et les envoyés divers et variés sont là pour amuser la galerie, les discussions directes entre Israéliens et Palestiniens ne peuvent pas enclencher le processus. La piste syrienne me paraît un leurre. Mais si le futur Premier ministre israélien et le nouveau président américain, qui vient de dire que le Proche-Orient serait pour lui une priorité, le veulent, ils trouveront en route un leader palestinien.

En cette période à haute intensité diplomatique, est-ce que l’action ne vous manque pas ?

Non, pas spécialement. Vous savez, les situations de responsabilités sont excitantes, mais aussi grevées de contraintes lourdes et d’obligations futiles. Si on ne pouvait vivre que les moments clés et les dénouements, ce serait à 100 % excitant, mais ça n’est que 10 % de l’ensemble. Il est vrai cependant que depuis que j’ai quitté le Quai d’Orsay, le moment international actuel est le plus passionnant. Le lancement d’un G20 est un événement majeur : ce ne sont pas les mêmes sept acteurs que d’habitude [les puissances du G7, NDLR]. Le monopole occidental sur l’Histoire du monde perd du terrain, les pays émergents s’imposent. L’Occident n’est plus seul dans le jeu. Il doit parler avec les Chinois, les Russes, les Arabes, les Indiens, etc. C’est la première fois dans l’histoire du monde que la Chine participe à une négociation pour élaborer des règles collectives. Même les pays les plus puissants – nous – s’aperçoivent qu’ils ne peuvent plus tout imposer. Tout est à repenser. Obama va peut-être s’y atteler. Participons-y.

Ne regrettez-vous pas d’avoir refusé le Quai d’Orsay proposé par Nicolas Sarkozy ?

Je n’ai pas de regret. Je suis heureux dans ma situation [il a créé en 2003 le cabinet de conseil en géopolitique et en stratégies internationales Hubert Védrine Conseil, NDLR]. Je suis toujours proche des réalités internationales, mais d’une façon différente.

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