Bemba face à ses juges, mais où est Patassé ?
Les membres du clan sont assis côte à côte au premier rang. Il y a là Liliane Bemba, l’épouse de Jean-Pierre, Jeannot, son père, et Nzoma, son petit frère. Casque sur les oreilles, ils écoutent les dépositions anonymes, édifiantes et parfois triviales, qu’énonce froidement un membre du bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI).
Celle du témoin 23, par exemple, sodomisé par trois soldats devant femme et enfants… Ou celle du témoin 87, qui a entendu trois coups de feu dans sa maison avant d’y retrouver son frère mort, baignant dans son sang… Ou encore celle du témoin 22, surpris chez son oncle, en pleine nuit, par des intrus en uniforme qui repartiront avec les maigres biens de la famille : vêtements, téléphones portables, tableaux, canards et toute la nourriture que contenait la réserve…
De temps en temps, Nzoma lâche un mot en lingala. En fin de journée, les yeux de Jeannot se ferment de fatigue. Très élégante dans un tailleur coordonné, Liliane esquisse parfois un sourire. Pourtant, sur leur visage, ni émotion ni inquiétude. Durant toute l’audience de confirmation des charges retenues contre Jean-Pierre Bemba, du 12 au 15 janvier à La Haye, jamais sa famille ne perdra la face.
Meurtres, viols, pillages…
Elle doit coûte que coûte soutenir Jean-Pierre, assis à quelques mètres de là, de l’autre côté de la vitre séparant le public de la salle d’audience numéro 1. Costume sombre, boutons de manchette et cravate rayée, l’ancien chef de guerre congolais jette de rares regards aux siens, griffonne sur de petits bouts de papier jaune qu’il transmet à ses avocats, mâchonne parfois un chewing-gum. Mais la lecture des huit chefs d’accusation le laisse de marbre. Ils sont pourtant gravissimes : pillages, meurtres, viols, atteintes à la dignité de la personne… Trois d’entre eux entrent dans la catégorie des crimes contre l’humanité, les cinq autres relevant des crimes de guerre.
Ces exactions auraient été commises en Centrafrique, entre octobre 2002 et mars 2003, quand les hommes du Mouvement de libération du Congo (MLC) vinrent porter secours au président Ange-Félix Patassé, menacé par une rébellion. En tant que chef du MLC, Bemba en serait pénalement responsable. En mai 2007, le procureur de la CPI, l’Argentin Luis Moreno-Ocampo, avait lancé une enquête et recueilli le témoignage de nombreuses victimes, dont une trentaine sont représentées à l’audience par Me Marie Edith Douzima-Lawson, avocate au barreau de Bangui. Un an plus tard, Bemba avait été arrêté à Bruxelles (où il possède une villa), puis, en juillet 2008, transféré au quartier pénitentiaire de la CPI, à La Haye.
Prochaine étape dans soixante jours. La chambre préliminaire numéro 3, qui vient d’écouter les arguments de l’accusation et ceux de la défense, dispose en effet de ce délai pour dire si les 10 000 pages du dossier du procureur comportent suffisamment de preuves pour que l’affaire Bemba donne lieu à un procès. Le travail des juges sera ardu. Dans le décor de bois clair de la salle d’audience, les deux parties ont développé, courtoisement et sans emphase, des argumentations solidement étayées.
Pour le bureau du procureur, aucun doute : si le patron du MLC ne se trouvait pas à Bangui au moment des faits, il savait ce que ses quelque 1 500 hommes, les Banyamulenge, étaient en train de faire de l’autre côté du fleuve Oubangui, frontière naturelle entre la RD Congo et la Centrafrique. D’ailleurs des témoins le confirment. Il a rendu visite à ses troupes, il écoutait les récits des victimes sur Radio France Internationale (dont un reportage à Bangui a été diffusé pendant l’audience) et recevait des rapports en provenance du théâtre des opérations. Surtout, il avait connaissance d’un terrible précédent. En 2001, menacé par une première tentative de putsch, Patassé avait déjà fait appel à ses hommes. Et, déjà, certains d’entre eux avaient violé, pillé, tué…
Réplique de l’équipe des défenseurs, qui compte notamment dans ses rangs le Britannique Karim Khan (qui fut, un temps, conseil de l’ex-président libérien Charles Taylor) et les Congolais Aimé Kilolo et Nkwebe Liriss : non, Bemba ne savait pas, pour la simple raison qu’en Centrafrique les Banyamulenge étaient sous le commandement de celui qui les y avait appelés, Ange-Félix Patassé. C’est lui qui fournissait leurs uniformes, veillait à leur alimentation et à leur approvisionnement en armes et en munitions. C’est donc à lui, ou à ses hommes, que le commandement du MLC en Centrafrique rendait compte. Quand il a eu connaissance de certains actes « isolés », Bemba a traduit leurs auteurs devant une cour martiale. « Il y avait de la discipline et un code de conduite militaire au sein du MLC », soutient Me Kilolo.
Autre argument majeur du procureur, indispensable pour pouvoir invoquer le « crime de guerre » : il existait un « plan commun » entre Bemba et Patassé. Leur but : « envoyer les troupes du MLC en Centrafrique pour détruire les ennemis de Patassé et leurs partisans présumés dans la population civile ». À l’appui de cette thèse, l’accusation cite un témoin ayant entendu un commandant donner ces instructions explicites à ses troupes : « Jean-Pierre Bemba vous a envoyés pour tuer, pas pour vous amuser » ; « Vous n’avez pas de parents, pas d’épouse ou d’enfants. Vous allez faire la guerre. Vous allez tuer toutes les personnes que vous trouvez. […] Détruisez l’économie. Les bâtiments que vous voyez de l’autre côté, détruisez-les. »
Fauteuil vide
Pour la défense, c’est plutôt en « Casques bleus », ou en force de maintien de la paix, que les Banyamulenge ont débarqué en Centrafrique. Un sommet de la Communauté des États sahélo-sahariens (Cen-Sad) s’est tenu à Khartoum en décembre 2001, rappelle Me Liriss, qui a abouti à la décision de constituer « une force africaine en vue de maintenir la paix et la stabilité en Centrafrique. Le MLC, poursuit l’avocat, a été associé à l’exécution de la décision de la Cen-Sad. Ses troupes sont intervenues dans le cadre d’un accord régional. »
Encadré par deux agents de sécurité, Bemba écoute. Il ne sourit pas, ne fronce pas les sourcils, ne soupire pas. Il est attentif, c’est tout. Peut-être se dit-il, comme ceux qui sont venus le soutenir, qu’il manque quelqu’un dans le fauteuil de cuir à côté du sien. Lors de la lecture des chefs d’accusation, Ange-Félix Patassé a, pour chacun d’entre eux, été désigné comme « conjointement responsable ». Durant les quatre jours d’audience, son nom a été constamment évoqué. Alors, pourquoi n’a-t-il pas à répondre de ses actes devant la justice internationale ? « Nous n’avons pas assez d’éléments pour prouver la responsabilité pénale individuelle de Patassé », se défend Béatrice Le Frapper, conseillère de Luis Moreno-Ocampo. Explication guère convaincante, qui ouvre la porte à toutes les spéculations.
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