Musulmans et hindous, en chiens de faïence

Depuis les attentats djihadistes de Bombay, les tensions interreligieuses s’aggravent dangereusement. Et ce ne sont pas les disparités sociales entre les deux communautés qui risquent d’arranger les choses !

Publié le 13 janvier 2009 Lecture : 7 minutes.

Les attaques terroristes qui ont frappé Bombay à la fin du mois de novembre sont attribuées par les dirigeants indiens à des djihadistes venus du Pakistan. Ces derniers seraient passés à l’action à l’instigation, et avec le concours, de certains éléments des services de renseignements de ce pays. Après de véhémentes dénégations initiales, Islamabad reconnaît aujourd’hui l’origine pakistanaise des terroristes. Pourtant, cette opération « très, très sophistiquée », comme le dit Palaniappan Chidambaram, le ministre indien de l’Intérieur, a vraisemblablement bénéficié de la complicité de groupes radicaux locaux. Et notamment du Students Islamic Movement of India (Simi), interdit depuis 2001.

Celui-ci avait d’ailleurs revendiqué la paternité des précédents attentats perpétrés, ces dernières années, dans les grandes villes de l’Inde (Bangalore, Hyderabad, Gauhati, Delhi, etc.). Il prétendait venger divers massacres de musulmans commis par des hindous, notamment en 2002, lors des terribles pogroms du Gujarat, dont les responsables, connus de tous, n’ont toujours pas été punis. Dans « la plus grande démocratie du monde », les musulmans (à 90 % sunnites) sont-ils vraiment opprimés, comme le prétendent les plus extrémistes d’entre eux ?

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Certes, la répression bat son plein au Cachemire, province du Nord à majorité musulmane que se disputent depuis toujours l’Inde et le Pakistan. Depuis 1989, les violences séparatistes y ont fait, selon les sources, entre 47 000 et 100 000 morts. Le 5 janvier, c’est pourtant un musulman modéré (et pro-indien), Omar Abdullah, qui a été porté à la tête du gouvernement régional. Son parti, la Conférence nationale, a remporté 28 des 87 sièges à pourvoir à ­l’Assemblée locale et a formé le gouvernement avec le soutien du parti du Congrès. En dépit des appels au boycott de la consultation lancés par les séparatistes, le taux de participation a avoisiné 60 %. La situation au Cachemire est donc plus nuancée qu’on ne le croit souvent. Dans les autres États, les conditions de vie des musulmans ne sont pas fondamentalement différentes et celles des hindous disposant de revenus équivalents.

Officiellement, l’Union indienne est un pays laïc, multiethnique et pluriconfessionnel. Sa Constitution est censée garantir la liberté du culte et traiter également tous ses citoyens, quelle que soit leur appartenance religieuse. C’est cette promesse qui, en 1947, lors de la partition du pays, incita de nombreux musulmans à demeurer en Inde plutôt que de gagner le Pakistan.

La maison sur la colline

Un ami musulman indien me racontait récemment une anecdote, probablement fausse mais néanmoins significative. Lors de la partition du sous-continent, en 1947, une partie de sa famille s’était installée au Pakistan. Constatant que ses parents étaient mieux lotis que ses oncles et cousins établis de l’autre côté de la frontière, le jeune garçon en avait demandé l’explication à son père. « Vois-tu, fiston, lui avait répondu ce dernier, l’Inde est une démocratie où tout le monde a les mêmes droits. Lorsqu’un adolescent musulman de Bombay veut réussir dans la vie et rêve de vivre dans une grande maison au sommet de la colline, comme le notable du coin, il pointe du doigt la maison en question et dit : “Papa, un jour, je serai aussi riche que l’homme qui habite là-haut.” Pendant ce temps-là, son cousin pakistanais, sachant parfaitement que, sous la dictature, son rêve de vivre dans une belle maison n’avait aucune chance d’aboutir, s’adressait en ces termes à son père : “Papa, un jour, cet homme, je l’abattrai.” »

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Depuis soixante ans, les choses ont à l’évidence changé. Et pas en bien, hélas ! Le sort des minorités n’a cessé de se dégrader, la fédération indienne se montrant incapable de tenir sa promesse d’égalité entre les communautés qui la composent. Loin de rêver de la maison en haut de la colline, les jeunes musulmans de Bombay et d’ailleurs choisissent de vivre dans des ghettos plus ou moins insalubres, de crainte d’être molestés par des extrémistes hindous. La peur de représailles qui s’est emparée de la communauté après les attaques de Bombay – pourtant condamnées par l’immense majorité des partis et organisations musulmanes – en dit long sur la dégradation des rapports intercommunautaires.

La situation a commencé à se détériorer sérieusement avec la montée en puissance, dans les années 1980, du fondamentalisme hindou, représenté notamment par le Bharatiya Janata Party (BJP, parti du peuple indien) et par le très extrémiste Vishwa Hindu Parishad (VHP, conseil mondial hindou). En 1992, la destruction d’une mosquée du XVIe siècle à Ayodhya, dans l’État d’Uttar Pradesh, par une foule d’hindous manipulés a marqué la fin de la cohabitation pacifique.

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Le virage est d’autant plus dangereux que, tout minoritaires qu’ils soient, les musulmans sont néanmoins très nombreux. Avec quelque 150 millions de fidèles, l’Inde est même le deuxième plus grand pays musulman du monde, derrière l’Indonésie. Les musulmans représentent entre 13 % et 15 % d’une population évaluée à 1,4 milliard d’habitants.

Feu l’empire moghol

L’histoire des musulmans dans l’Asie méridionale remonte au tout début de l’islam. Dès 711 apr. J.-C., des conquérants arabes envahissent le nord du sous-continent et installent des comptoirs sur le territoire de l’actuel Pakistan. Mais ce n’est qu’à partir des XIIe et XIIIe siècles que des musulmans venus d’Asie centrale, d’Iran et d’Afghanistan réussissent à soumettre les principautés locales. D’origine turco-mongole, les Moghols seront la dernière dynastie musulmane à régner sur l’Asie du Sud, avant d’être supplantés, au milieu du XVIIIe siècle, par les Britanniques.

Les musulmans indiens n’ont jamais vraiment digéré cette humiliation. Pendant toute la période coloniale, la plupart se tinrent à l’écart des influences occidentales et virent progressivement leur échapper les positions privilégiées qu’ils détenaient dans la société et l’administration. Certes, à partir de la fin du XIXe siècle, les plus éclairés d’entre eux s’efforcèrent d’inscrire l’islam sous-continental dans la modernité, comme en témoigne la création, en 1877, du prestigieux Mohameddan Anglo Oriental College d’Aligarh (surnommé l’« Oxford de l’Orient »). On y enseignait – en anglais, qui avait remplacé le persan comme langue offi­cielle – la philosophie occidentale, les sciences, la médecine… Pourtant, lors de l’indépendance, l’élite urbaine musulmane, formée pour l’essentiel à l’université d’Aligarh, choisit le Pakistan, de peur d’être soumise à l’hégémonie hindoue.

Conséquence : les musulmans ayant fait le choix de demeurer en Inde après 1947 se retrouvèrent sous la houlette de leaders qui n’appartenaient pas forcément à la fraction la plus éclairée de la communauté. Il s’agissait essentiellement d’« imams des mosquées », réunis au sein de la All India Organization of Imams of Mosques, ou d’étudiants, barbus bien sûr, des écoles coraniques. Ceux-ci n’ont pas su garantir à leurs ouailles un statut et une marge de manœuvre correspondant à leur poids politique, non négligeable dans un système démocratique fondé sur la représentativité. Ils n’ont pas davantage réussi à empêcher la marginalisation socio-économique de leur communauté.

Celle-ci résulte, pour une part, du rejet, au moins partiel, par les musulmans de l’éducation républicaine et laïque. Mais la responsabilité des partis politiques est également engagée. Surtout celle du parti du Congrès, qui a longtemps bénéficié d’un « vote musulman » massif, mais n’a rien fait pour promouvoir au sein de la communauté un leadership progressiste et réformateur.

Malgré ces handicaps importants, l’Inde indépendante n’est pas avare de success stories musulmanes. La plus connue est peut-être celle d’Aziz Premji, patron d’un grand groupe spécialisé dans les technologies de l’information, qui est sans doute aujourd’hui l’homme le plus riche du pays. Nombre de stars de Bollywood, de producteurs de films, d’intellectuels ou de scientifiques de premier plan sont, eux aussi, musulmans. Et puis, dans le passé, l’Inde a quand même eu trois présidents musulmans, dont le célèbre Abdul Kalam (2002-2007), père du programme nucléaire indien. Quant aux musulmanes, elles votent au même titre que les hindoues. Certaines ont même occupé des postes prestigieux, gouverneur d’État par exemple. Reste qu’en dépit de ses brillantes – et nombreuses – réussites, la communauté musulmane prise dans son ensemble reste en retard en matière de développement humain.

PIre que les intouchables

Un rapport commandé récemment par le Premier ministre Manmohan Singh à une commission dirigée par Rajinder Sachar, le président de la Haute Cour de justice, révèle l’ampleur du mal. Le chômage, par exemple, touche plus gravement les musulmans que toute autre communauté, même les intouchables, la plus « basse » des castes dans cette société ultrahiérarchisée que reste la fédération indienne : 52 % d’entre eux sont sans emploi, contre 47 % des intouchables.

Mêmes disparités en matière d’éducation : près d’un musulman sur deux serait encore illettré, contre, en ­moyenne, un habitant sur trois pour l’ensemble de la population. Le rapport Sachar révèle par ailleurs que 25 % des musulmans âgés de moins de 14 ans ne sont jamais allés à l’école. Et que seuls 4 % des étudiants des universités et des grandes écoles sont membres de la communauté. Pour tenter d’améliorer la situation, les rédacteurs du rapport avaient, dès 2006, proposé un certain nombre de mesures concrètes, comme l’instauration de quotas dans les domaines de l’éducation et de l’emploi. À ce jour, ces propositions sont restées lettre morte.

Même si la radicalisation d’une frange des musulmans indiens – des moudjahidine du Simi aux propagandistes fondamentalistes de la Tablighi Jamaat – s’explique d’abord par le contexte régional et international, comment ne pas voir que ces injustices sociales jouent aussi un rôle important ? Il serait dramatique que la communauté dans son ensemble perde foi dans le rêve d’une Inde égalitaire et démocratique. Dieu merci, on n’en est pas encore là.

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