Mabanckou fait son bazar

Dans son nouveau roman, l’écrivain met en scène un dandy africain exilé en France. Un récit où le burlesque le dispute au pathétique et dont J.A. donne à lire un extrait en avant-première.

Publié le 6 janvier 2009 Lecture : 6 minutes.

Faut-il encore présenter Alain Mabanckou ? Prix Renaudot 2006 pour Mémoires de porc-épic, trois fois primé en 2005 pour son précédent roman Verre cassé (prix des Cinq Continents, prix Ouest-France/Étonnants Voyageurs et prix RFO), le romancier franco-congolais est entré en littérature comme un ouragan, bousculant les normes, les hiérarchies et les modes de narration.

Depuis son premier roman, Bleu Blanc Rouge, paru en 1998 après quatre recueils de poésie, Mabanckou a imposé son style très particulier. C’est une écriture qui, malgré son phrasé classique, est plus proche du français parlé, dont elle fait entendre la spontanéité et l’énergie féconde. Ses personnages sont des victimes d’une histoire violente de dépossession et d’aliénation. Mais le Congolais traite leur désespoir sur le mode comique, révélant leurs excès et incapacités à se prendre en charge.

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Black Bazar, qui sort en librairie le 8 janvier, est son sixième roman. Dans une veine à la fois burlesque et pathétique, Mabanckou raconte les aventures d’un dandy africain exilé à Paris. À travers les heurs et malheurs de son héros, Congolais comme lui, grand sapeur devant l’éternel et séducteur impénitent, le romancier nous entraîne dans les ghettos noirs de Paris, les bars où les expatriés se réunissent, les marchés qui bruissent de vie et d’émotions brutes de décoffrage. Jeté dans ce monde cruel et sans finesse, abandonné par sa compagne, le personnage principal, surnommé « Fessologue » à cause de son goût immodéré pour les derrières, tente de préserver son extravagance et se réfugie dans l’écriture. Extrait. 

Quatre mois se sont écoulés depuis que ma compagne s’est enfuie avec notre fille et L’Hybride, un type qui joue du tam-tam dans un groupe que personne ne connaît en France, y compris à Monaco et en Corse. En fait, je cherche maintenant à déménager d’ici. J’en ai assez du comportement de mon voisin monsieur Hippocrate qui ne me fait plus de cadeaux, qui m’épie lorsque je descends au sous-sol dans le local des poubelles et qui m’accuse de tous les maux de la terre. […]

Je vais régulièrement au Jip’s, le bar afro-cubain, près de la fontaine des Halles, dans le 1er arrondissement, je peux même dire que j’y vais maintenant plus que d’habitude. […] Ces derniers temps lorsque je me pointe au Jip’s Roger Le Franco-Ivoirien me saute dessus. Il a ouï dire par Paul du grand Congo que pour noyer mon chagrin après le départ de mon ex et surmonter ma colère contre L’Hybride j’écris un journal chez moi avec une machine à écrire que j’ai achetée dans un dépôt-vente de la porte de Vincennes.

Avant-hier par exemple quand il m’a vu arriver il ne m’a même pas laissé le temps de me rapprocher au comptoir jusqu’à l’endroit où se tient souvent Paul du grand Congo pour mieux regarder les filles qui passent dans la rue Saint-Denis.

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Il m’a dit :

– Ça tombe bien, Fessologue, tu es là, je t’attendais ! Paul du grand Congo m’a appris que tu écris des trucs et que ça s’appelle Black Bazar ! C’est quoi cette arnaque que tu nous prépares ? Pourquoi écris-tu ? Tu crois que c’est tout le monde qui peut écrire des histoires, hein ? Est-ce que c’est pas par hasard une nouvelle astuce que tu as dénichée pour te mettre au chômage, passer entre les mailles des filets du système, piquer les allocations, creuser au passage le trou de la sécu et mettre en panne l’ascenseur social de la Gaule ?

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J’avais l’impression d’entendre monsieur Hippocrate me parler dans le local des poubelles de notre immeuble. Roger Le Franco-Ivoirien a compris que je n’avais pas apprécié ce ton et il a commandé deux Pelforth pour me prendre aux sentiments.

Écoute, mon gars, sois réaliste ! Laisse tomber tes histoires de t’asseoir et d’écrire tous les jours, y a des gens plus calés pour ça, et ces gens-là on les voit à la télé, ils parlent bien, et quand ils parlent y a un sujet, y a un verbe et y a un complément. Ils sont nés pour ça, ils ont été élevés dans ça, alors que nous autres les Nègres, c’est pas notre dada, l’écriture. Nous c’est l’oralité des ancêtres, nous c’est les contes de la brousse et de la forêt, les aventures de Leuk-le-Lièvre qu’on raconte aux enfants autour d’un feu qui crépite au rythme du tam-tam. Notre problème c’est qu’on n’a pas inventé l’imprimerie et le Bic, et on sera toujours les derniers assis au fond de la classe à s’imaginer qu’on pourrait écrire l’histoire du continent avec nos sagaies. Est-ce que tu me comprends ? En plus on a un accent bizarre, ça se lit aussi dans ce que nous écrivons, or les gens n’aiment pas ça. D’ailleurs il faut avoir un vécu pour écrire. Et toi, qu’est-ce que tu as comme vécu, hein ? Rien ! Zéro ! Moi par contre j’aurais des choses à raconter parce que je suis un métis, je suis plus clair que toi, c’est un avantage important. Si je n’ai pas encore écrit une seule ligne à ce jour c’est que le temps me manque. Je me rattraperai quand je serai à la retraite dans une belle maison en pleine campagne, et le monde entier saura ce qu’est un chef-d’œuvre !

Il a avalé d’un seul coup son verre de Pelforth puis, après un moment de silence, il m’a demandé :

– Puisque tu prétends que tu â¨écris, est-ce qu’il y a au moins un mouton blanc dans tes histoires à toi ?

J’ai dit que je n’aimais pas les moutons et que je n’en avais jamais vu de cette couleur.

– Tu veux me dire qu’il n’y a pas de moutons dans ton quartier, au Congo là-bas ?

– Si, y en a chez les commerçants du quartier Trois-Cents, mais leurs moutons ne sont même pas blancs, ils sont tout noirs, parfois avec des taches, et c’est pas avec des moutons comme ça qu’on peut raconter des histoires crédibles. En plus les commerçants les dépècent et les vendent en brochettes le soir dans les rues.

– Bon, d’accord, mais est-ce qu’il y a au moins dans tes histoires à toi une mer et un vieil homme qui va à la pêche avec un petit garçon ?

J’ai dit non parce que la mer me fait peur surtout que, comme beaucoup d’autres gens au pays, j’avais vu Les Dents de la mer et étais sorti du cinéma Rex avant la fin de ce film.â©Il a fait signe à Willy de nous déposer deux autres Pelforth.

– Bon, d’accord, a-t-il repris, mais est-ce qu’il y a au moins dans tes histoires à toi un vieux qui lit les romans d’amour en pleine brousse ?

– Ah non, comment d’ailleurs peut-on faire parvenir des romans d’amour au cœur de la brousse ? C’est une mission impossible chez nous, notre arrière-pays est très enclavé. On n’a qu’une seule route qui va là-bas, et elle date de l’époque coloniale.

– Vous êtes indépendants depuis bientôt un demi-siècle et tu me dis qu’il n’y a qu’une seule route ? Qu’est-ce que vous avez foutu pendant tout ce temps ? Faut arrêter de toujours montrer du doigt les colons ! Les Blancs sont partis, ils vous ont tout laissé, y compris des maisons coloniales, de l’électricité, un chemin de fer, de l’eau potable, un fleuve, un océan Atlantique, un port maritime, de la Nivaquine, du mercurochrome et un centre-ville !

– Je n’y suis pour rien, moi, c’est la faute de nos gouvernants. S’ils avaient au moins rénové la route que les colons nous ont laissée, eh bien aujourd’hui ton vieux pourrait recevoir des romans d’amour.

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