Tempête sur 
le « verger de l’Europe »

Publié le 30 novembre 2008 Lecture : 5 minutes.

Depuis une quinzaine d’années, les immigrés africains ont fait la fortune du « verger de l’Europe », cette région d’Almería, au cœur de l’Andalousie, où, entre El Ejido et Roquetas de Mar, Campohermoso et Balerma, poussent 10 % des fruits et des légumes consommés en Europe. Au pied de la Sierra Nevada, face à la mer, c’est la plus grande concentration horticole du monde. Qui n’a vu des images de ces serres en plastique s’alignant à perte de vue sous un soleil de plomb ? Mais l’âge d’or est aujourd’hui terminé. La croissance stagne, le « Poniente Almeriense » est asphyxié par la pollution, et les travailleurs étrangers en font les frais.

Marocain de Nador, Mohamed Khattabi coupe des tomates depuis treize ans. En récompense de ses bons et loyaux services, il a obtenu un poste de contremaître et un visa pour faire venir sa famille. Payé 42 euros par jour, il ne verse pas de loyer et vit aux frais de l’entreprise, dans des conditions décentes. À coup sûr, une exception. Portable à la main au volant de sa Lexus, Francisco Belmonte, son patron, exploite sept hectares de serres. « Les immigrés ont beaucoup apporté à mon entreprise, je le leur rends comme je peux », explique-t-il. Chaque jour, un ou deux camions chargés de tomates partent de ses entrepôts. Direction : l’Allemagne, les pays scandinaves, le Royaume-Uni et la France. Dans la région d’Almería, ils sont des milliers dans son cas : 80 % des exportations espagnoles d’invernaderos (fruits et légumes cultivés sous serre) viennent de ces 26 000 hectares arrachés au désert et transformés en royaume de l’or vert. Miracle économique ? « Je parlerais plus d’un effort entrepris en commun, au moment propice », corrige Francisco.

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Des heures de labeur

Tout commence dans les années 1970, à la grande époque de l’exode rural. À l’instigation du pouvoir franquiste, les paysans andalous quittent leurs montagnes pour la plaine côtière d’Almería. Les premiers essais de cultures sous serre sont peu concluants. Mais les agriculteurs s’accrochent et, à force de travail et d’améliorations techniques, engrangent leurs premiers bénéfices. Leur nombre connaît une croissance exponentielle. La demande européenne augmentant, l’offre suit difficilement.

Abdelkader Chacha, du Syndicat des ouvriers agricoles d’El Ejido, a connu cette époque. « Avant, se souvient-il, cette ville n’existait pas. Il n’y avait pas beaucoup de serres et les familles travaillaient ensemble. Quelques Marocains sont arrivés, ils n’étaient pas très bien payés. Dans les années 1990, grâce à l’immigration africaine, les serres se sont développées de manière fulgurante. Pourtant, les conditions de travail n’ont fait qu’empirer. » Des heures de labeur à n’en plus finir, par une température accablante (50 °C en été)… Des salaires bloqués depuis 2002 à 35 euros par jour, alors que le salaire minimum agricole est, en Espagne, de 42 euros… Des conditions d’hébergement souvent lamentables…

En vingt ans, la superficie consacrée à l’agriculture a doublé, la production a considérablement augmenté et les cultures se sont diversifiées. Tomates, poivrons et courgettes sont récoltés deux voire trois fois dans l’année. La région d’Almería est devenue l’une des plus riches d’Espagne. Pendant ce temps-là, les immigrés baissaient la tête et subissaient en silence.

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À partir de 2000, les choses se gâtent : l’offre dépasse la demande, le prix du sol atteint des sommets, 30 000 tonnes de films en plastique sont jetés chaque année dans la nature, les nappes phréatiques sont gravement polluées et/ou s’épuisent… Conscient du problème, Francisco Belmonte fait le choix de l’agriculture biologique. Avec un succès relatif. « Dans l’agriculture, on ne peut rien prévoir. Avec la crise, on se retrouve à court de liquidités, alors que la consommation et les prix baissent. Ça va devenir très difficile de continuer. »

Les immigrés sont, eux aussi, touchés de plein fouet. Par une belle nuit du mois d’août, Atika est réveillée en sursaut. La Guardia civil envahit le campement où elle vit avec d’autres Marocains. « Ils nous ont dit qu’on n’avait pas le droit de rester ici. » Ici, c’est la chabola, une pauvre baraque au milieu des serres : murs recouverts de carton, « salon » empestant les produits chimiques… Autour d’elle, ils sont une dizaine. Tous marocains, tous en situation irrégulière. Ils écoutent Atika raconter leur vie : ne travailler qu’une semaine par mois, se cacher constamment de la police… Et puis, il y a le chantage des contremaîtres. « Si je veux travailler plus, ils m’obligent soit à faire le ménage chez eux, soit à leur verser un pot-de-vin », souffle la jeune femme.

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L’Espagne compterait un million de clandestins, souvent arrivés par Almería. Sur la côte andalouse accostent à jet continu des embarcations de fortune remplies d’Africains prêts à tout pour gagner l’eldorado européen. Bakeba vient de Gambie. Il a traversé le Sahara et navigué trois jours durant sur une patera. Tous ça pour quoi ? Quelques petits boulots, un maigre salaire et une chabola. Toujours mieux que le chômage dans son pays natal, semble-t-il penser. « Je suis parti de Casablanca en rêvant de revenir avec un diplôme de dresseur de chiens, renchérit Fouad. Maintenant, je me retrouve sans boulot et fauché. »

Combien de clandestins autour d’Almería ? Difficile à dire. Les immigrés, légaux ou pas, seraient au nombre de 85 000. « Lorsqu’il y a beaucoup de travail, les agriculteurs préfèrent la main-d’œuvre légale, explique Begoña Arroyo, coordinatrice de l’association Acoge d’El Ejido, spécialisée dans l’accueil des immigrés. Mais pour les petits boulots, ils choisissent les clandestins. Avec la récession économique, le secteur de la construction est en crise. Les immigrés légaux, dont beaucoup avaient quitté Almería, reviennent. Du coup, les sans-papiers se retrouvent au chômage. » Pourquoi ne rentrent-ils pas tout simplement chez eux ? « Même s’ils vivent mal ici, ils ne veulent surtout pas revenir dans leur famille en situation d’échec. »

Émeutes racistes en 2000

Les immigrés légaux entretiennent généralement de bonnes relations avec les quelques Espagnols qu’ils connaissent. Les sans-papiers, en revanche, sont confrontés au mépris. « Il n’y a ni relations sociales ni vie culturelle communes. Les émigrants et les Espagnols ne vivent pas dans les mêmes quartiers, ne se réunissent pas dans les mêmes lieux », constate Begoña.

La situation a déjà dérapé plusieurs fois, comme lors des émeutes racistes d’El Ejido en 2000 ou les violences entre Africains et gitans à Roquetas de Mar, en septembre. Porte-parole du syndicat SOC Almería, Spitou Mendy veut que cela cesse. « Hier, les immigrés étaient les bienvenus. Aujourd’hui, c’est tout juste si on ne les accuse pas d’avoir provoqué la crise. » La solution ? « Que les gens se lèvent, qu’on explique à l’opinion ce qui se passe ici. »

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