Jackpot à Sun City
Le Sud-Africain Solomon Kerzner a bâti un vaste empire hôtelier en appliquant toujours la même recette miracle : extravagance et démesure. Après avoir fait fortune aux Caraïbes, il s’intéresse de nouveau au continent.
« Valeur d’entreprise numéro un : époustoufler le client. » Dès l’ouverture du site Internet de Kerzner International, le vaisseau amiral de son empire hôtelier, Solomon Kerzner donne le ton. Un hôtel doit avant tout être un lieu de divertissement, de plaisir, de récréation. En clair, il doit faire rêver plutôt que d’inciter à dormir. De fait, Sol Kerzner n’a cessé d’appliquer ce précepte à ses projets. Dès ses débuts. Après s’être fait les dents sur la guest house familiale, dans un faubourg de Johannesburg, ce fils d’immigrés juifs ukrainiens abandonne vite la brillante carrière qui lui était promise dans un cabinet de comptabilité réputé pour bâtir son premier hôtel, près de Durban. Un établissement cinq étoiles, le premier dans le pays. Nous sommes en 1963, Sol a 29 ans. Son pari ? Proposer un hôtel « glamour », à la fois luxueux et distrayant, où les personnalités prestigieuses de l’époque pourront se retrouver. La recette du concept qui fera sa fortune est déjà en gestation. Financée grâce à un emprunt de 200 000 dollars contracté auprès de l’un de ses anciens clients, l’affaire tourne à plein et amène le jeune entrepreneur à voir plus grand. Il crée une franchise hôtelière, Southern Sun Hotel, afin d’exploiter au maximum le filon qu’il a lui-même découvert. Cinq ans plus tard, celle-ci compte 31 établissements. Cinq années qui auront suffi à Sol Kerzner pour transformer radicalement le paysage hôtelier du pays, alors vieillissant, traditionnel et familial. Il ne s’arrêtera plus. En 1979, il se lance un nouveau défi. Puritaine et ségrégationniste, l’Afrique du Sud des années de plomb a besoin de s’amuser. Inspiré par le succès de Las Vegas, Sol Kerzner va essayer d’implanter le concept de complexe hôtel-casino dans son pays. Afin de contourner la législation conservatrice, qui interdit les jeux d’argent, il adapte les pratiques des réserves indiennes américaines aux homelands, ces territoires autonomes enclavés en Afrique du Sud. Les autorités de ces zones, sortes de cités-dortoirs pour travailleurs noirs, ont en principe le droit de légiférer, et donc d’accepter la construction de casinos qui ne sont pas tolérés ailleurs par l’administration centrale. Sol Kerzner négocie ainsi la construction d’un complexe avec le chef de l’enclave du Bophuthatswana, en échange de l’exclusivité des droits de jeu. Ce sera Sun City. Ce fait d’armes le fait connaître dans le monde entier. Il s’y crée un nom, s’y forge une réputation de bâtisseur mégalomane et imprime ce qui restera sa marque de fabrique : l’extravagance, le luxe grandiloquent, la fête. Quelques années plus tard, il enfonce le clou et construit sur le même site Lost City, un complexe encore plus délirant. Perdu au milieu de la savane, à deux heures et demie de route de Johannesburg, celui-ci offre aux visiteurs, à grand renfort de kitsch, une fausse cité antique, une forêt équatoriale artificielle d’une centaine de milliers d’arbres agrémentée de chutes d’eau, une fausse plage, un hall de réception dont la coupole baroque culmine à 25 mètres… Réussite commerciale et médiatique, l’ensemble lui vaut aussi ses premières difficultés, à commencer par de virulentes polémiques sur sa collusion avec le régime de l’apartheid. « I ain’t gonna play Sun City », chantèrent, en 1985, à l’encontre du magnat les rockstars Bruce Springsteen, Bono et Bob Dylan, en pleine campagne internationale antiapartheid. Apparaissent aussi les premiers soupçons de corruption. Sol Kerzner aurait versé un pot-de-vin de 2 millions de rands au Premier ministre du Transkei. Jamais prouvée, cette réputation de corrupteur le précédera partout où il ira. Elle provoquera même un refus par les autorités du New Jersey d’un investissement de 250 millions de dollars à Atlantic City au début des années 1980, lors de sa première tentative d’incursion en Amérique. Plus récemment, il essuiera les mêmes déboires avec les autorités britanniques pour un projet similaire.
En attendant, ces attaques en règle le contraignent à un exil volontaire. Cap sur l’Amérique, donc, où Sol Kerzner, malgré un premier échec, entrevoit enfin des projets à sa démesure.
En 1994, il rachète Atlantis, un complexe situé sur Paradise Island, aux Bahamas. Sa première grande acquisition à l’international. Plusieurs géants de l’hôtellerie, à commencer par Donald Trump, s’y sont déjà cassé les dents. Sûr de lui, Kerzner y applique les mêmes recettes qu’à Sun City. Il investit 600 millions de dollars, double les capacités d’hébergement à 2 300 chambres, réaménage l’ensemble avec des animations démesurées, y crée le plus grand parc marin artificiel au monde avec près de 100 000 animaux… Et ça marche. Dix ans après avoir frôlé la faillite, le complexe est évalué à près de 2 milliards d’euros. Ce n’est pas fini. Quatre ans plus tard, il récidive avec le Mohegan Sun, un nouvel ensemble construit sur un territoire indien du Connecticut, qui en quelques mois devient un des plus grands centres de loisirs et de jeu des États-Unis.
Et Las Vegas ? Trop risqué. Ultraconcurrentiel, ce marché offre un retour sur investissement trop hasardeux. Rien ne semble atteindre sa réussite. Les attentats du 11 septembre 2001 jettent un froid sur le secteur touristique mondial ? Les hôtels de Sol Kerzner ne désemplissent pas. Mieux, ce dernier multiplie les projets. Il lance de nouveaux établissements à Dubaï, où sa nouvelle réplique du mirobolant et très rentable Atlantis de Paradise Island est attendue pour la fin de 2008, mais aussi aux Maldives et au Mexique. Il n’oublie pas non plus l’Afrique. Après Maurice et son partenariat avec le groupe Sun Resort, il accompagne le gouvernement marocain dans sa politique de valorisation de son littoral atlantique. Cette réussite, il la doit tout d’abord à une vision très personnelle de son métier. Véritable inventeur du concept qui a fait son succès, il a été le premier à implanter un hôtel cinq étoiles en Afrique du Sud, alors même qu’il n’avait jamais vu de palace de sa vie. À chaque fois, il place le divertissement au centre de ses projets. D’ailleurs, à la différence de ses principaux concurrents, il ne se focalise pas sur les jeux, qu’il délègue volontiers, mais concentre son activité sur le reste de la prestation touristique. « J’ai toujours pensé qu’un hôtel devait être plus qu’une usine à lits. » De fait, il applique cet euphémisme répété à l’envi en dotant systématiquement ses complexes d’infrastructures de loisirs et de restauration luxueuses et variées. Il double aussi cette vision de son métier d’une capacité à anticiper les goûts d’un certain type de consommateurs et à flairer les opportunités. Il est ainsi l’un des tout premiers à avoir décelé le potentiel touristique de Maurice, bien avant les autres groupes internationaux. Lorsqu’il y construit Le Saint Géran, en 1975, Maurice est alors un micro-État à peine décolonisé, essentiellement agricole et très excentré : aucun vol direct ne le relie encore à l’Europe. Depuis, la destination s’est imposée, et Kerzner y a construit quatre nouveaux hôtels, prenant de vitesse ses principaux concurrents… Reste que si ses paris sont ambitieux et parfois osés, Sol Kerzner cherche systématiquement à limiter ses risques au maximum. Il garde ainsi de son étude de Las Vegas, mais aussi d’Atlantic City, une certitude : mieux vaut opérer en situation de quasi-monopole que mettre en péril ses investissements sur des marchés ultrasaturés. Quant aux investissements colossaux nécessaires à la réalisation de ses projets pharaoniques, il cherche toujours à les cofinancer par des bailleurs de fonds locaux. Le projet de l’Atlantis de Dubaï est ainsi porté par une joint-venture créée avec Istithmar, un fonds d’investissement contrôlé par le gouvernement de l’émirat. Quant au projet marocain de Mazagan, il est mené par un groupement composé notamment d’institutionnels chérifiens et refinancé pour une large part sur le marché bancaire national. Une façon de profiter d’un environnement administratif apaisé, de favoriser l’implication des acteurs économiques locaux et, finalement, de réduire au maximum les risques d’exécution. Sa fortune faite, il ne lui manquait plus que la reconnaissance, dont ses déboires sud-africains l’ont privé. En 2002, il tente donc un retour sur ses terres. C’est un triomphe. Pour Sol Kerzner, une page douloureuse se tourne. Parti à la sauvette, il revient par la grande porte avec des projets plein les cartons. Il crée ainsi la marque d’hôtels très haut de gamme One & Only et fait une donation remarquée de 20 millions de rands à l’école de tourisme de Johannesburg, qu’il héberge même dans le Kerzner Building, siège de son groupe. Évaporées, les rumeurs de corruption, les critiques sur sa collaboration avec le régime d’apartheid, les soupçons sur les origines et le montant de sa fortune. À l’heure où le taux de chômage explose, l’enfant prodige est accueilli à bras ouverts. « Sol Kerzner est de loin l’un de nos meilleurs entrepreneurs », s’exclame même Nelson Mandela dans l’un de ses discours. Un hommage en forme de certificat moral qui le propulse « parrain », la figure emblématique d’un secteur touristique national qu’il aura largement contribué à modeler et à projeter sur le devant de la scène internationale.
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