Offensive marketing continentale

Forte de son ancienneté sur le continent, la célèbre bière irlandaise a trouvé la recette du succès : produits adaptés, fabrication locale et image de marque. Résultat, l’Afrique booste son chiffre d’affaires.

Publié le 5 novembre 2008 Lecture : 6 minutes.

À Lagos et Abuja, on l’appelle Black Power… ou Viagra. Un surnom que la célèbre bière brune irlandaise Guinness n’a pas volé en Afrique, non à cause de ses effets sur la virilité des consommateurs nigérians, qui restent à démontrer, mais du rôle joué par ses ­ventes sur le continent dans le bilan comptable de Diageo PLC, la multinationale britannique à qui elle appartient (voir encadré). La direction de l’entreprise basée à Londres le reconnaît : « L’Afrique a largement contribué au regain d’activité de la marque. » Aujourd’hui, les Africains boivent plus du tiers du stout consommé chaque année dans le monde, indique-t-on au siège de l’entreprise, où l’on souligne par ailleurs que l’Afrique est, désormais, l’un des plus importants marchés de Guinness, loin devant l’Irlande et la Grande-Bretagne, ses bastions historiques. Alors que les ventes de la bière brune ont de nouveau chuté de 7 % au dernier semestre de 2006 dans les pubs irlandais, elles ont au contraire encore grimpé de 14 % dans les maquis africains au cours du premier semestre de 2007… Si la hausse des prix du produit en octobre 2004 n’est, certes, pas complètement étrangère à cette progression, il n’empêche : plus du quart du chiffre d’affaires réalisé actuellement par Guinness sur la planète provient d’Afrique, si l’on en croit Stuart Fletcher, le président de la division international de Diageo. Depuis le tournant des années 2000, le continent abrite quatre des dix plus grands marchés du vénérable breuvage inventé à deux pas de la porte Saint James de Dublin, en 1759. Ghanéens, Kenyans, Camerounais – malgré une baisse de 35 % du chiffre d’affaires de la marque dans le pays en 2006 –, mais aussi et surtout Nigérians sont devenus de fervents amateurs de bière brune. La filiale Guinness Nigeria réalise ainsi à elle seule 28 % du chiffre d’affaires africain de Diageo. Ces succès, Guinness les doit, en partie, à l’ancienneté de sa présence sur le marché local des alcools et spiritueux. Apparue pour la première fois sur le continent en 1827 avec l’envoi d’une cargaison de fûts en Sierra Leone, la marque à la harpe a en effet installé sa première brasserie sur le continent en 1962, à Ikeja, au Nigeria. Quarante-cinq ans plus tard, la boisson est fabriquée dans une vingtaine de pays subsahariens et vendue dans plus de trente. Guinness brasse directement sa bière via des filiales, dont elle possède la majorité ou la totalité du capital, au Nigeria (Guinness Nigeria), au Ghana (Guinness Ghana Breweries Ltd), au Cameroun (Guinness Cameroun SA), au Kenya et en Ouganda (East African Breweries Ltd) ainsi qu’aux Seychelles (Seybrew Brewing Business). Depuis le 1er juillet 2004, elle est également produite en Namibie et en Afrique du Sud, un marché qu’elle lorgnait depuis plusieurs années. En 2006, Brandhouse, la joint-venture qu’elle a créée avec l’opérateur néerlandais Heineken et les brasseries namibiennes Namibia Breweries Ltd, a enregistré un chiffre d’affaires de 3,3 milliards de rands (près de 339 millions d’euros), en hausse de 30 % par rapport à celui de l’année précédente… Dans une quinzaine d’autres pays, le stout est produit sous licence. Au Liberia, en Sierra Leone, en Tanzanie et à Maurice, Guinness a pris des participations minoritaires dans les brasseries locales (Monrovian Breweries, Sierra Leone Breweries, Tanzania Breweries et Phoenix Beverages). Au Rwanda, au Congo et en RDC, mais aussi au Bénin, au Burkina, au Gabon, en Côte d’Ivoire et au Mali, la production est, en revanche, complètement sous-traitée. Elle a été confiée à Heineken, BGI (filiale du groupe français Castel), ainsi qu’à l’opérateur allemand Brauhaase. Ce maillage très serré du marché africain n’explique cependant pas tout. Guinness a également su s’adapter aux habitudes des consommateurs locaux et développer une politique marketing audacieuse. L’entreprise a ainsi investi le créneau des boissons non alcoolisées, qui représentent plus de la moitié du marché africain des rafraîchissements. Lancée en 1989, Malta Guinness, un breuvage sucré à base de malt et de houblon, est devenue une spécialité continentale qui offre une alternative à la Guinness locale, plus corsée et plus acide que son homologue servie dans les bars de Londres, de Paris ou de Dublin. Contrairement à la ­draught brassée en Europe occidentale, la bière produite sur le continent, uniquement servie en bouteille, appartient à la variété des « extra stout » qui, si elle conserve la couleur brune et le goût de café ou de cacao propres à la Guinness, est aussi plus fortement alcoolisée (autour de 7,5° à 8°, contre un peu plus de 4° pour les draught). Le Ghana, le Cameroun et le Nigeria, qui propose par ailleurs une Guinness Foreign Extra Stout à base de sorgho, ont également tenté d’atténuer cette puissance en proposant une variante plus crémeuse de la boisson avec une teneur en alcool ne dépassant pas 5,5°. L’agence publicitaire Saatchi & Saatchi a, de son côté, réussi à changer l’image de Guinness, en parvenant à faire croire que sa bière n’était pas qu’un simple produit alimentaire, grâce au succès de la campagne Michael Power, lancée entre 2002 et 2006. Orchestrée autour d’une sorte de James Bond noir incarné par l’acteur et mannequin d’origine jamaïcaine Cleveland Mitchell, elle s’est déclinée sous forme de spots diffusés sur les chaînes de télévision et les stations radio locales, avant de prendre l’aspect d’un long-métrage projeté sur grand écran. Sorti dans les salles en 2003, Engagement critique a transformé Michael Power en héros de cinéma et contribué à donner une visibilité inespérée à Guinness sur le continent. Dans un style emprunté aux films d’action américains et aux polars, les aventures du play-boy mettaient en scène un journaliste qui n’hésite pas à poser la plume pour venir aider la veuve et l’orphelin. Elles s’achevaient bien sûr par la consommation d’un grand verre de Guinness, une fois le travail accompli, et par la déclamation d’un slogan vantant les vertus présumées de la boisson : « Guinness révèle le pouvoir qui est en vous. » Censé incarner les prétendues qualités résultant de la consommation de la bière brune – force, amitié, intelligence, responsabilité et raison –, le personnage a bénéficié d’une cote de popularité impressionnante. L’opération fut un succès, bien plus qu’espéré, et permit à la marque de relancer ses ventes sur le continent. En juin 2003, Guinness avait déjà enregistré une hausse de 10 % de ses ventes en Afrique par rapport à juin 2002. Aujourd’hui achevée, la campagne Michael Power a été remplacée par une autre, baptisée « Guinness Greatness » : « Plus qu’une publicité, il s’agit, selon Diageo, d’une philosophie destinée à révéler la grandeur qui existe en chacun de nous (sic). » Certains analystes financiers continuent, toutefois, de s’interroger sur le choix fait par Diageo d’appuyer la croissance de Guinness sur l’Afrique, continent toujours considéré comme une zone à risque pour les investissements. L’entreprise, elle, n’en a cure. Elle s’estime protégée par le rôle que jouent les brasseries dans l’économie des pays où elles sont implantées et par sa participation à la vie sociale des populations. Grâce au programme Water of life, qu’elle a lancé en 2000 dans huit pays africains, près d’un demi-million de personnes supplémentaires bénéficieraient d’un accès à l’eau potable. En créant le Guinness Community Funds au Cameroun en 2003, elle a aussi été la première à créer un fonds de développement alimenté par une entreprise privée dans le pays. Enfin, au Ghana, au Nigeria ou au Kenya, la marque a soutenu les initiatives prises par les gouvernements locaux pour améliorer le recouvrement des impôts. Actuellement, les préoccupations de Guinness concernent plutôt la perception – toujours très négative – de l’Afrique en Occident, qui plombe le décollage économique du continent et, de ce fait, les opportunités d’investissement. C’est pourquoi sa maison mère organise, chaque année depuis 2004, les Diageo Africa Business Reporting Awards (Dabra), qui récompensent les journalistes qui posent un regard plus mesuré sur la situation économique et le climat des affaires en Afrique. Un autre Viagra ?

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