Les ambitions d’Issad Rebrab

Le groupe algérien poursuit une croissance accélérée. L’entreprise familiale d’autrefois est aujourd’hui la première firme privée du pays. Visionnaire ou mégalo, son patron ne compte en tout cas pas s’arrêter là.

Publié le 4 novembre 2008 Lecture : 7 minutes.

Quand on parle de Cevital, on évoque inévitablement son patron. Manager hors normes et charismatique, qualifié de « visionnaire » par les uns, « d’entrepreneur responsable » par les autres – il baisse ses prix pendant le ramadan, quand tout le monde les augmente. Ou alors de « requin » par les plus critiques, qui vous mettront en garde contre ses airs affables et son sourire enjôleur. Quoi qu’il en soit, Issad Rebrab fascine. Avec une croissance annuelle de ses activités de près de 50 % et des projets à la pelle, l’homme fait parler de lui. En septembre dernier, l’annonce de sa nouvelle lubie, Cap Djenet, a fait forte impression : il veut bâtir, d’ici 2015, un mégapôle industriel de 5 000 ha autour d’un hub portuaire en eau profonde destiné à concurrencer le site marocain de Tanger-Med (lire l’encadré). Rien que ça ! Cet homme pressé, originaire d’un petit village de Kabylie, a commencé modestement mais sur des créneaux rentables (construction métallique, sidérurgie). Ses affaires décollent dès le début de l’ouverture économique en Algérie, entre 1986 et 1989. Et grâce à l’octroi de crédits aux opérateurs privés algériens. Les choses s’accélèrent avec la démonopolisation du commerce extérieur. On l’autorise alors à importer des matériaux de construction. « C’était le temps des pénuries. Ce que vous achetiez un jour, vous étiez certain de le vendre le lendemain. Et parfois le double de son prix ! explique Nordine Grim, journaliste à El Watan et auteur de l’ouvrage Les Leaders de la nouvelle économie algérienne. Beaucoup de patrons ont profité de cette conjoncture pour se constituer un capital de départ. Les premiers arrivés ont été les premiers servis. » Contrairement à beaucoup d’autres, Issad Rebrab, expert-comptable de formation, a su faire fructifier ses gains et se développer. Son obsession : investir sur de nouveaux marchés avant tout le monde en utilisant les dernières technologies. Son contrat de concessionnaire exclusif pour la marque d’automobile coréenne Hyundai lui permet, dès 1997, de générer une importante trésorerie. Les excédents financiers sont aussitôt réinvestis. Sa première grande diversification se fait dans l’agroalimentaire avec la création de Cevital, en 1998. Il concurrence deux mono­poles publics moribonds, d’abord celui du raffinage de l’huile (570 000 tonnes/an aujourd’hui), puis celui du sucre (600 000 tonnes/an aujourd’hui). « Terminée l’époque de l’huile d’État au goût de sardine, stockée dans de méchants bidons, et du sucre médiocre qu’on n’obtenait qu’à la condition de bien connaître son épicier », se rappelle un consommateur. Doté d’un outil industriel performant, Rebrab apporte non seulement une production supplémentaire et de meilleure qualité, mais il se lance aussi dans le marketing : un bel emballage avec de la publicité autour. Il innove jusque dans ses moyens de financement. Cevital est ainsi la seule entreprise privée de toute l’histoire de l’Algérie à avoir levé un emprunt obligataire, en janvier 2006. Surtout, il voit grand : en 2005, il rachète la petite unité d’eau minérale de Lalla Khedidja. Aussitôt modernisée, sa capacité de production est multipliée par 100, pour atteindre 120 000 bouteilles/heure.â©C’est le complexe agro-industriel basé à Bejaïa qui constitue aujourd’hui la branche la plus rentable du groupe (65 % du CA). « Nous avons fait passer le pays de l’état d’importateur à celui d’exportateur d’huile végétale et de margarine, répète à l’envi le PDG. Et nous allons faire la même chose l’an prochain pour le sucre blanc. Une raffinerie d’une capacité de 1 million de tonnes entrera en production en juin 2008, et une unité de sucre liquide a démarré à la fin novembre au rythme de 600 tonnes/jour », confie-t-il à Jeune Afrique. En 2005, six projets industriels ont été lancés. Une première ligne de production de verre plat (sur cinq prévues) est entrée en activité en juin dernier, avec une capacité de 600 tonnes/jours (70 % pour l’exportation). Elle sera suivie d’une deuxième de 800 tonnes/jour, puis de trois autres. « Il n’existe actuellement que deux lignes de verre plat en Afrique », s’enthousiasme le patron. L’unité de production de matériaux ­préfabriqués en béton est, elle, destinée au marché intérieur. La première usine est opérationnelle, la deuxième le sera en décembre. En parallèle, le groupe construit trois centrales électriques. C’est enfin un lucratif partenariat que Rebrab a conclu avec Samsung l’an dernier. Après la distribution d’appareils électroménagers, la filiale Samha se lancera dans la production locale en 2008. Les équipements sont là, reste à négocier les assiettes foncières. Les activités de grande distribution s’avèrent plus lentes au démarrage. Malgré les annonces, Cevital ne compte que deux supérettes à Alger. « Nous comptons réaliser trois centrales logistiques de très grandes dimensions au cours de l’année prochaine et des malls (centres commerciaux) dotés de parkings de 1 000 à 5 000 places. » Autres projets en gestation, dans le domaine agricole : la culture de la betterave ou d’agrumes (encore faut-il trouver les hectares) ou encore la production de graines oléagineuses. « Rebrab est imprégné du modèle des chaebols coréens, analyse Nordine Grim. Il a la conviction que l’économie d’un pays peut être portée par quelques grandes entreprises. Son but est de créer un tel groupe. » C’est avec des entreprises coréennes (Samsung et Hyundai) qu’il a d’ailleurs conclu les plus gros partenariats. « Il est vrai qu’en Algérie, les entreprises atteignant une certaine dimension ont un handicap majeur, ajoute un consultant basé à Alger. Elles ne peuvent pas investir à l’étranger comme elles le voudraient ; il leur faut pour cela des autorisations difficiles à obtenir. » Résultat, elles se développent et se diversifient sur le territoire national. Au final, Rebrab veut être à la fois producteur de matières premières, transformateur, distributeur et transporteur. Ses usines de verre plat alimentées par ses centrales électriques permettront de confectionner les fenêtres de ses véhicules automobiles et bâtiments préfabriqués, ainsi que les vitrines de ses futurs hypermarchés. Ces derniers présenteront dans leurs rayons sa gamme d’électroménager Samsung et les produits agroalimentaires Cevital, fabriqués, ultérieurement, avec ses propres denrées agricoles. Ses exportations seront traitées par ses propres infrastructures portuaires, qui vivront des flux générés par ses nouvelles activités industrielles. On nage en pleine intégration… Le chiffre d’affaires, qui augmente chaque année, doit passer à 1,6 milliard de dollars en 2007 (dont près de 400 millions pour Hyundai), contre 1,3 milliard l’année précédente. Un succès qui ne laisse pas indifférentes les plus hautes autorités du pays. Certes, Abdelaziz Bouteflika et l’homme d’affaires kabyle ont été un moment en froid, ce dernier ayant choisi de soutenir le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, opposition), puis le rival du président sortant à la présidentielle, Ali Benflis. Le chef de l’État a toutefois fait un geste en venant inaugurer l’usine de verre plat à Blida. Cette intégration et cette diversification ne vont-elles pas trop vite, trop loin ? Rebrab les justifie par la nécessité de capter les parts de marché avant les autres. « Nous ne sommes pas endettés et nous réinvestissons la totalité de nos bénéfices. Nos fonds propres couvrent 130 % de nos investissements. Nous visons aussi l’exportation et nous choisissons des branches d’activité à forte valeur ajoutée », rassure-t-il. Les défis n’en restent pas moins immenses. L’agroalimentaire est porteur, certes, mais s’il n’est pas trop ardu de se mesurer à des sociétés publiques moribondes, la concurrence des multinationales risque d’être autrement plus âpre. « Les opérateurs du groupe recèlent un potentiel de développement extraordinaire, avec des atouts à faire valoir aussi à l’international. Mais le manque de capacités risque de se faire sentir au niveau de la compétence », observe un consultant. Et c’est là que le bât blesse, notamment pour la grande distribution, qui repose sur les ressources humaines. Issad Rebrab en est conscient : « Former des directeurs et des chefs de rayon, ça prend du temps. La distribution est un métier complètement nouveau en Algérie. » On récupère alors les talents où l’on peut. Dans un pays qui a honni le secteur privé jusqu’en 1982, puis qui traversé dix ans de violence, les cadres expérimentés viennent soit du secteur public, réputé pour ses méthodes archaïques, soit de l’étranger. Pour coacher son équipe, Cevital recourt à des cadres étrangers, payés au tarif international sur des contrats à durée déterminée, des « managers mercenaires », selon l’expression du patron. Autre défi : privilégier le marché. « Ce n’est pas tout de produire. Encore faut-il s’organiser pour vendre, convaincre de la pertinence du préfabriqué, par exemple, poursuit le consultant. Dans la distribution, il faut s’adapter très rapidement au marché, harceler le producteur pour qu’il baisse ses marges, réagir vite et changer de crémerie si nécessaire. » Trop impliqué, Rebrab saura-t-il être à l’écoute du consommateur ? En attendant, la structure se développe. « Nous avons fait appel au cabinet McKinsey pour la réorganisation du groupe », affirme le PDG. Cevital se transforme cette année en holding, avec quatre départements et vingt et une entités opérationnelles ou filiales. Hyundai Motor Algérie, qui fonctionnait jusqu’ici de façon indépendante, se verra rattachée au groupe, tout comme les véhicules industriels, Numidis (grande distribution), Mediterranean Flot Glass (verre plat), Samha (Samsung), la branche agroalimentaire (Cevital), Cevico (préfabriqué), Numilog (transports), Ceviagro (agriculture), Nolis (transport maritime) ou encore Cevital Construction. « Ce qui existe fonctionne, mais l’accumulation de nouveaux défis pourrait révéler des faiblesses, sans parler de l’ingérence des pouvoirs publics en matière de foncier », conclut un industriel. Enfin, le caractère visionnaire et le dynamisme du grand patron sont-ils relayés au sein du groupe ? Outre Rebrab, les principaux actionnaires de Cevital sont ses enfants (lire l’encadré). L’avenir dira rapidement si, comme leur père, ces derniers sauront se fixer un cap et avancer, contre vents et marée, pour développer l’empire familial. 

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