Paris dans la tourmente : comment la France 
a géré le coup d’État

Après être passés à deux doigts de l’affrontement avec les mutins, les Français ne se sont finalement pas si mal sortis du guêpier ivoirien. Reste qu’entre Paris et Abidjan rien ne sera sans doute plus comme avant.

Publié le 23 décembre 2009 Lecture : 11 minutes.

Article paru dans le hors-série n°2 de Jeune Afrique en Janvier 2000

Pas plus que les autres, les Français n’ont vu venir le putsch « libérateur » du général Robert Gueï. Lorsque le premier télégramme émanant de l’ambassadeur Francis Lott tombe sur l’ordinateur du Quai d’Orsay, à Paris, le jeudi 23 décembre en début d’après-midi, la France se prépare déjà au réveillon de Noël. Jacques Chirac est en vacances à Taroudant, au Maroc, Lionel Jospin en Égypte et le ministère conjoint Affaires Étrangères-Coopération fonctionne à effectifs réduits. Même si l’on croit d’abord à une mutinerie sans suite, la surprise est générale.

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Nul n’ignore, certes, que la Côte d’Ivoire est devenue depuis plusieurs mois un pays « à risque ». « Le débat politique dérape et menace les fondements de la stabilité de l’État », écrivait ainsi Francis Lott, en juillet dernier, dans une analyse d’une grande lucidité. Mais nul ne semble avoir prévu que le coup de pouce du destin viendrait d’une armée réputée loyaliste. Cette armée, forte de seize mille cinq cents hommes, les Français la connaissent pourtant fort bien : trente-sept assistants techniques travaillent au sein de l’état-major et des écoles de formation. Les failles du dispositif de sécurité ivoirien, tout comme l’enrichissement et le vieillissement de ses chefs, n’ont évidemment pas échappé aux analystes du ministère de la Défense. On sait ainsi, à Paris, que la Garde présidentielle, qui compte un millier d’hommes, ne comporte pas d’unité d’élite, et que les cinq mille gendarmes du général Séverin Konan, considérés comme la force de frappe du régime, manquent cruellement de fighting spirit. On sait aussi que, faute de moyens, la troupe râle et, surtout, s’ennuie. Consé­quence des crispations ethniques de plus en plus marquées que connaît la Côte d’Ivoire, les états d’âme des officiers qui se rendent en France pour y suivre une formation ont également été pris en compte par leur « frères d’armes » français, lesquels n’ignorent rien non plus du général Robert Gueï. « C’est un homme timide, discret, honnête, sans doute le meilleur connaisseur de l’armée ivoirienne, confie un haut fonctionnaire du ministère de la Défense. Et surtout, cet ancien de Saint-Cyr, de l’École de guerre et de la Brigade des sapeurs pompiers de Paris est très francophile. » Jugement a posteriori ? Peut-être. Si Robert Gueï est apprécié des militaires français, ses rapports avec les politiques seront parfois très tendus pendant les journées cruciales qui vont suivre.

Jeudi 23 décembre, donc. La France est obnubilée par la marée noire de l’Erika et Abidjan vit le début de ses « quatre glorieuses ». Dans la soirée, Henri Konan Bédié téléphone à plusieurs reprises à Francis Lott : le chef de l’État soutient que la mutinerie n’a rien de politique, que son pouvoir n’est pas menacé et que, pour éviter toute effusion de sang, il a donné à la gendarmerie l’ordre de ne pas intervenir. Avant l’aube, les jeux seront pourtant faits. À 2 h 30 du matin, le 24, les mutins investissent la présidence, dans le quartier du Plateau, et la mettent partiellement à sac. La Garde présidentielle s’est évanouie dans la nature, sans se battre. Certains de ses membres ont même rejoint les insurgés. À 4 heures, l’aéroport international est à son tour occupé. Lott câble alors à Paris que, cette fois, c’est bien la fin. L’ambas­sadeur n’est donc pas surpris lorsque le lendemain, en début d’après-midi, après l’échec de ses négociations avec les mutins – et après avoir constaté que sa garde personnelle avait disparu – Bédié, entouré d’une trentaine de ses proches, vient demander protection à la résidence de France. Très vite, celui que le général Gueï a destitué quelques heures plus tôt émet le souhait de quitter le pays et de se rendre à Paris. Les tractations commencent dans un climat pour le moins tendu.

Au Quai d’Orsay, une cellule de crise est réunie depuis le matin. Elle comprend des représentants des ministères des Affaires étrangères, de la Coopé­ration et de la Défense, ainsi que de l’Élysée. Michel Dupuch, le « Monsieur Afrique » de Jacques Chirac, n’y mettra pas les pieds, préférant déléguer ses adjoints. Depuis son bureau, l’ancien ambassadeur de France à Abidjan (et ami proche de Bédié) téléphone en solo à quelques chefs d’État de la région – Blaise Compaoré, Alpha Oumar Konaré, Gnassingbé Eyadéma… – sur le thème : solidarisez-vous avec le président Bédié, ce n’est pas fini, vous verrez ce que vous verrez. En vain. Il maintient aussi le contact avec Chirac. Lequel, tout comme Lionel Jospin, ne se prive pas d’intervenir en direct au cours des réunions de la cellule de crise pour donner des consignes, en général concordantes avec celles du Premier ministre. Si Bédié a explicitement demandé à Paris « ce que la France peut faire pour aider à rétablir la légalité constitutionnelle » et « fournir une aide logistique », il n’a jamais été question de déclencher une opération musclée de remise en selle du président déchu. S’il est peut-être arrivé à Dupuch de croire en ce scénario « à la Léon Mba », il a été le seul.

En ce vendredi 24 décembre, veille de Noël, dans l’après-midi, on est à deux doigts du pire. Un détachement de mutins surexcités s’est rassemblé devant la résidence de l’ambassadeur de France et menace de donner l’assaut si on ne leur livre pas Bédié et son entourage. Protégé, ainsi que ses hôtes encombrants, par une vingtaine de marsouins du 43e bataillon d’infanterie de marine envoyés précipitamment du camp de Port-Bouët à bord de barges qui ont traversé la lagune Ébrié, Lott observe avec inquiétude les soldats ivoiriens tirer en l’air des rafales d’armes automatiques et même des obus de mortier. L’ambassa­deur appelle alors le général Gueï – dont il sera l’unique interlocuteur officiel français pendant toute la durée de la crise – et lui demande de faire cesser les tirs. Gueï obtempère. Les mutins se calment et les Français sont soulagés : le général, apparemment, contrôle ses troupes. Mais on juge plus prudent d’évacuer Bédié. Les barges retraversent donc la lagune en début de soirée, avec, à leur bord, l’ex-président et son escorte. Desti­nation : le camp du Bima, à Port-Bouët.

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Avec ses cinq cent soixante-dix hommes commandés par un colonel, le 43e Bima offre à Bédié et à sa suite de vingt-huit personnes, dont certaines regagneront ensuite Abidjan, un asile provisoire mais sûr. Dans la nuit, la BBC et Voice of America ont annoncé que des préparatifs militaires français étaient en cours. Objectif : une éventuelle intervention. En fait, il s’agit de mesures dites « de précaution » destinées à regrouper et, en cas de besoin, à sécuriser la communauté française d’Abidjan. Une quarantaine d’hommes quittent la base de Libreville à bord de deux hélicoptères Cougar pour renforcer Port-Bouët. Et un « élément Guépard » du 2e régiment étranger de parachutistes (trois cents hommes) s’apprête à décoller de Corse pour se prépositionner à Dakar. Cette agitation, décidée par Chirac et à laquelle Jospin ne s’est pas opposé, a le don d’irriter au plus haut point le général Gueï et les membres du Comité national de salut public. Le fait que Radio France internationale ait enregistré, puis relayé l’appel (assez surréaliste au demeurant) à la « résistance » lancé par Bédié, sous protection française, le fait aussi que l’ambassade, via son propre service de radio, ait lancé des consignes d’îlotage et de regroupement aux Français d’Abidjan, achèvent de persuader le général et ses compagnons qu’une intervention est imminente. « Si cela se fait, des Blancs vont mourir », lâche un officier supérieur membre du Comité. Il faudra toute la persuasion de Lott, et toutes les assurances données par le ministre Charles Josselin à Alassane Ouattara – très vite « mis dans le coup » par Gueï, avec lequel il est en contact permanent – pour que la tension baisse d’un cran. En attendant, le général ordonne le brouillage de RFI, qui émet en FM sur Abidjan.

L’hypothèse d’un lâcher de parachutistes sur Abidjan une fois éloignée, la négociation, en ce samedi 25 décembre, porte sur le « cas » Bédié. Gueï s’impatiente : « Qu’il quitte le territoire au plus vite, lance-t-il à Lott, au téléphone, sinon, je ne garantis rien. Les jeunes soldats le veulent et des milliers d’Abidjanais sont prêts à marcher sur Port-Bouët pour investir votre camp, coûte que coûte. » L’affaire se complique encore lorsque le chef du Comité militaire exige que le Premier ministre, Daniel Kablan Duncan, ainsi que Vincent Bandama N’Gatta et Marcel Dibonan Koné, les ministres de la Défense et de la Sécurité, lui soient remis afin de procéder à la passation de leurs pouvoirs. Or ces derniers veulent évidemment éviter à tout prix cette perspective peu réjouissante. Intervenant depuis le Maroc en pleine séance de la cellule de crise, Chirac se montre très clair : « On ne livrera personne contre son gré, dit-il. Il ne faut surtout pas donner l’impression de céder au général Gueï. Nous devons par ailleurs être absolument sûrs que le président Bédié souhaite partir avant de procéder à son évacuation. » Ledit Bédié, en effet, oscille entre l’abattement, la peur d’être pris et le rêve d’un impossible retournement de la situation. Dimanche 26 décembre au matin, il se décide enfin : partir. Partir, mais où ? Les Français lui font savoir qu’ils sont prêts à l’accueillir immédiatement à Paris, où l’ex-président possède un appartement, rue Beethoven, dans le 16e arrondissement(*). Bédié acquiesce, sans plus.

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Les pistes de l’aéroport d’Abidjan, occupées par les mutins, étant impraticables – et la négociation n’étant pas achevée –, il n’est évidemment pas question d’y faire atterrir un avion spécial venu de Paris. Le voyage se fera donc à bord des deux hélicoptères Cougar dépêchés depuis Libreville, mais ceux-ci ne disposent que de trois heures d’autonomie de vol. Différentes hypothèses sont alors étudiées : vers Conakry (mais Bédié n’y est pas favorable), vers Bamako (ce qui suppose de survoler toute la Côte d’Ivoire : trop dangereux), vers l’ouest enfin, Lomé, Cotonou ou Niamey. Pour rejoindre ces deux dernières capitales, les hélicoptères devraient refaire le plein à Accra. Ce sera donc Lomé.

L’ambassadeur de France au Togo, Jean-François Valette, est prié d’en avertir le président Gnassingbé Eyadéma, qui a suivi le putsch minute par minute. « Je m’y attendais, confie le général, il est le bienvenu. » En fin de matinée, Lott téléphone à Gueï pour lui annoncer le départ imminent de Bédié et de sa suite, Kablan Duncan et les ministres inclus. Gueï prend note et raccroche. Mais quelques minutes plus tard, un proche du nouveau président rappelle : « Hors de question que l’ancien Premier ministre et que les deux ex-ministres s’en aillent ; livrez-les-nous ou nous abattrons les hélicos au décollage ! » Lott et les militaires français se consultent et concluent rapidement que la menace ne sera pas mise à exécution : « C’est du bluff, Gueï n’osera jamais prendre une telle responsabilité. » Mais la nouvelle est rapportée à Bédié, qui panique : « Je ne prends pas de risque, dit-il, ils n’ont qu’à rester ici ! » Les Français sont sidérés, les trois ministres effondrés. Peu avant 13 heures, les deux Cougar – dont l’un est vide – décollent à destination de Lomé.

Les hélicoptères reviendront neuf heures plus tard à Port-Bouët, avant d’emmener à Lomé le reste de la troupe, que le général Gueï a finalement consenti à laisser partir. La France n’a « livré » personne et ne se sort finalement pas trop mal du guêpier. Reste que les conséquences de ce séisme sur les relations franco-ivoiriennes seront sans doute non négligeables. Dans cette chasse gardée de l’ex-pré carré, le « coup » a eu lieu sans que Paris ait rien vu venir et rien su prévenir. Si l’opposant Laurent Gbagbo, dont on reparlera évidemment beaucoup au cours de cette année 2000, bénéficie de solides soutiens au sein du Parti socialiste français, il est proprement aberrant qu’Alassane Ouattara, l’un des grands gagnants du coup d’État, n’ait été approché, au cours de ses trois mois d’exil, par aucun officiel français, si ce n’est, sur le tard, par Charles Josselin et quelques hauts fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères. L’hostilité quasi irrationnelle de Michel Dupuch à son égard, marginalement compensée par les bonnes dispositions d’un Michel Roussin, rejaillit sur toute la maison Élysée. Pour Chirac, en effet, qui n’est pas parvenu à convaincre Bédié de changer de politique (il est « têtu comme une mule », déplorait-il), il s’agit là d’un échec personnel.

Dès lors, comment s’étonner que, relayant la volonté exprimée par le général Gueï de « nettoyer » les écuries ivoiriennes, certains, à Abidjan et ailleurs, dans l’entourage de Ouattara, parlent de déclencher une « opération mains propres » visant les comptes à l’étranger de l’ex-président et de ses proches ? On parle déjà d’un très bel appartement parisien légué par le régime d’Abidjan à la fille d’un proche de Chirac – ce qui expliquerait l’indéfectible amitié dudit proche pour Bédié. On parle aussi de comptes en Suisse, auxquels l’avocat Jacques Vergès – qui fut l’un des rares à croire en Ouattara face à la batterie de « communicateurs » embauchés par le pouvoir – pourrait s’intéresser. Mais il s’agit là d’une autre histoire, l’une de celles qui feront que l’année 2000 ouvrira un chapitre à la fois décisif et sans doute radicalement différent dans le grand livre des relations franco-ivoiriennes. Après la colonie et la néocolonie, l’heure de la seconde indépendance a-t-elle enfin sonné ? * Le Who’sWho in France, qui se définit lui-même comme « le dictionnaire biographique de personnalités françaises vivant en France et de personnalités étrangères résidant en France », ne comporte dans les notices de sa dernière édition que deux chefs d’État en exercice : Jacques Chirac et… Henri Konan Bédié. Ce dernier y cite, parmi ses décorations, la Légion d’honneur française avant l’Ordre national de la Côte d’Ivoire. Pour autant, et contrairement à ce qui a pu être dit, le nom d’Henri Konan Bédié ne figure pas dans les archives d’état civil du Quai d’Orsay qui regroupe tous les Français nés hors de France.Tout juste pourrait-il prétendre, comme beaucoup d’autres, à une « réintégration » dans la nationalité française. Bédié, qui a 65 ans, peut en effet, s’il le souhaite, béné­ficier de la loi Lamine Gueye de 1946 qui conféra aux ressortissants des colonies la citoyenneté française.

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