Henri Konan Bédié : sourd, aveugle, mais pas muet !
Article paru dans le hors-série n°2 de Jeune Afrique en Janvier 2000
Abidjan, mercredi 22 décembre, 10 heures. Dans l’histoire de la Côte d’Ivoire, jamais sans doute un Discours à la nation n’aura été attendu avec autant d’impatience. À cause, bien sûr, de la crise politique sans précédent que traverse le pays, mais aussi d’une situation économique catastrophique et de la grave détérioration de l’image du pays. Henri Konan Bédié s’apprête à prendre la parole devant les représentants du peuple, à l’Assemblée nationale.
L’Hémicycle est bondé. Les membres du gouvernement sont presque tous présents et les diplomates accrédités ont pris place dans la tribune réservée aux invités. Dans la salle, la tension est palpable et les spéculations vont bon train. « Il va amnistier Henriette et les autres », croit savoir un diplomate, apparemment sensible aux vertus de la « démocratie apaisée ». « Il va annoncer une réforme de l’université », prophétise un député du PDCI, le parti au pouvoir. Un autre commente le rapport au vitriol que la Banque mondiale vient de consacrer à la Caisse de stabilisation des produits agricoles, la fameuse Caistab. Aucun doute, selon lui : des têtes vont tomber…
Bédié arrive avec un quart d’heure de retard et gagne directement le bureau du président de l’Assemblée. Nouvelle attente. Il est 10 h 30 quand il prend enfin la parole : « Mes chers compatriotes, amis de la Côte d’Ivoire… » Deux heures et quelques applaudissements plus tard, l’impression est pour le moins mitigée. On attendait un train de réformes, il faudra se contenter d’un discours électoral avant l’heure. On espérait des décisions pour désamorcer la crise, on n’aura droit qu’à des invectives contre les « fauteurs de troubles », c’est-à-dire une grande partie de l’opposition, et contre « certains esprits chagrins de l’extérieur ».
« National » : le terme revient comme un leitmotiv dans le discours bédiéiste, le plus souvent accolé à celui d’« identité ». En revanche, le chef de l’État réussit le tour de force de consacrer près de la moitié de son discours à l’« ivoirité » sans jamais prononcer le mot. Le retard pris dans l’amélioration du niveau de vie des populations ? C’est la faute à « la forte pression démographique due aux progrès de la santé et à l’immigration ». Bien sûr… Au passage, il égratigne « ces personnes qui se disent ivoiriennes les jours pairs et non ivoiriennes les jours impairs ».
Le président profite de l’occasion pour rendre hommage à la justice de son pays, « clé de voûte de l’édifice social et de la démocratie ». Les dirigeants du RDR incarcérés, jure-t-il, « ne le sont pas du fait de leurs opinions ». Leurs condamnations pourraient toutefois être annulées s’ils s’engagent à bien se conduire et renoncent à « toute manifestation de rue, marche ou sit-in ». Ce serait évidemment bien pratique à la veille d’une campagne électorale décisive.
Bédié n’a pas un mot pour les étudiants et les lycéens confrontés, depuis des années, à de graves problèmes pédagogiques et matériels, et s’abstient soigneusement de répondre aux accusations de corruption portées contre lui, ses hommes et son système. De même, les agriculteurs, inquiets de la réduction de leur pouvoir d’achat consécutive à la chute vertigineuse des cours mondiaux du cacao, attendaient assurément autre chose qu’une analyse de l’échec de la réunion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), à Seattle. Maladresses ? C’est le moins que l’on puisse dire.
Imperturbable, le chef de l’État se félicite longuement, contre toute évidence, de l’affermissement des acquis démocratiques dans son pays et salue l’existence d’une presse libre, non sans lui reprocher « ses outrances et ses outrages » et en passant sous silence les fréquents séjours des journalistes à la Maca, la maison d’arrêt d’Abidjan. Mieux, il se réclame explicitement de Félix Houphouët-Boigny, alors que, de l’avis de beaucoup, il s’est méthodiquement appliqué à en dilapider l’héritage. Bref, restant sourd aux conseils de ses pairs, il se complaît dans une intransigeance bien peu raisonnable. Appelons ça de la cécité politique. La fin du discours est saluée par des applaudissements complaisants, mais on sait ce que vaut la fidélité des courtisans. Bédié quitte l’Hémicycle, apparemment satisfait de lui-même. Il ne sait pas encore qu’il vient de mettre en branle l’engrenage qui va provoquer sa chute.
Quelques heures plus tard, les premières salves retentiront dans les rues de la capitale. Inconscient du danger, il prend la route de Daoukro, son village natal, où il a prévu de passer les fêtes de Noël…
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