Les limites 
du « miracle » chinois

En dix ans, Pékin est devenu un partenaire incontournable. Une prise de contrôle massive que certains assimilent à une nouvelle colonisation.

Publié le 24 novembre 2008 Lecture : 9 minutes.

Un colonialisme peut-il en cacher un autre ? Cette question est aujourd’hui au cœur de vifs débats dans plusieurs pays d’Afrique, où l’on commence à se demander si la Chine n’en fait pas trop, au risque de s’imposer en nouvelle puissance coloniale. Une interrogation alimentée par les premiers vrais mouvements de grogne dans la population. Les actes de violence à l’égard des intérêts chinois se sont multipliés en 2007 et les tensions communautaires ont gagné du terrain. Au Cameroun, les ressortissants de l’empire du Milieu se sont plaints à plusieurs reprises des agressions et de la stigmatisation dont ils faisaient l’objet. De Kampala à Dakar, les vendeurs de rue africains dénoncent l’emprise des commerçants asiatiques sur les marchés. Plus grave, en Éthiopie et au Nigeria, près d’une centaine d’ouvriers chinois travaillant dans des raffineries ont été tués ou kidnappés.

« Parler de cette soi-disant “menace chinoise” dans des pays africains est dû soit à l’ignorance, soit à des préjugés », insistait Shaye Lu, l’ambassadeur de Chine au Sénégal, lors d’un colloque sur la nouvelle donne chinoise en Afrique, le 24 janvier 2008. Mais si la Chine affiche un discours de pays en développement, son comportement est celui d’une superpuissance : la pluie de dollars qu’elle déverse sur le continent de manière ininterrompue depuis l’an 2000 a un coût. « Il faut être vigilant et sortir d’une admiration béate. Les Chinois sont des capitalistes qui viennent en Afrique pour leurs intérêts. À nous d’affirmer notre personnalité, de définir et de défendre nos intérêts dans des accords précis. Sinon, ce sera un marché de dupes », explique Adama Gaye, journaliste sénégalais auteur de l’ouvrage Chine Afrique : le dragon et l’autruche, paru en 2006 chez L’Harmattan.

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Plus question, en effet, de dérouler en silence le tapis rouge aux capitaux chinois. En février 2007, pour son troisième périple africain depuis son accession au pouvoir en 2003, le président du géant asiatique, Hu Jintao, a dû rayer la Zambie de son périple de trois jours, alors qu’il devait y inaugurer une nouvelle mine de cuivre financée par son pays. Du jamais vu. Mais le chef d’État a préféré éviter le face-à-face avec plus de 500 mineurs décidés à dénoncer les conditions de travail et les faibles salaires – 35 euros par mois – imposés par leurs employeurs chinois.

En Algérie aussi, on assiste à la fin d’une idylle. Plus de 40 000 chinois travailleraient dans ce pays du Maghreb où trois jeunes sur quatre sont au chômage… Et ce n’est pas fini : le projet du gouvernement algérien de construire un million de logements d’ici à 2009 a attiré de nombreux groupes chinois de BTP, que les opérateurs locaux accusent de concurrence déloyale. « Si les entreprises privées algériennes facturaient le mètre cube de béton comme les chinois, à savoir de 25 000 à 30 000 dinars, les infrastructures et les bâtiments pousseraient comme des champignons en Algérie ! » dénonce Mouloud Kheloufi, le président de l’Association générale des entrepreneurs algériens (AGE), qui rassemble 400 entreprises privées du bâtiment.  Mais l’inquiétude de la population et des entrepreneurs n’atteint pas la plupart des dirigeants, satisfaits par cette manne qui stimule la croissance et suscite un regain d’intérêt pour l’Afrique sur la scène internationale. De 2007, ils préfèrent retenir les 5 milliards de dollars prêtés par la China Exim Bank à la RD Congo pour la construction de routes, d’hôpitaux et d’universités en échange de l’accès à l’exploitation du cuivre, du cobalt et du bois du pays. Un emprunt remboursable partiellement en titres miniers.

D’une générosité inégalée à l’égard de nombreux pays d’Afrique, Pékin a tissé sa toile sur le continent en moins d’une décennie. Depuis 2000, les échanges sino-africains ont connu une explosion sans précédent. De 5,6 milliards de dollars en 1999, ils ont frôlé la barre des 10 milliards dès 2000, avant d’exploser à 55,5 milliards de dollars en 2006. Une montée en puissance qui n’est pas près de s’infléchir. Sur les neuf premiers mois de l’année 2007, les flux commerciaux atteignaient déjà 50,6 milliards de dollars.

La Chine est désormais le troisième partenaire économique du continent après les États-Unis et l’Europe. Elle devrait les supplanter dans moins de dix ans. En décembre 2007, Wen Jiabao, le Premier ministre chinois, s’engageait officiellement à ce que les échanges sino-africains franchissent les 100 milliards de dollars d’ici à 2010. Difficile de percer plus vite.

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Selon le président Jintao, la collaboration sino-africaine consiste à « construire un nouveau type de partenariat stratégique sur la base de l’égalité et de la confiance mutuelle au plan politique et par la coopération dans un esprit gagnant-gagnant au plan économique ». Un discours qui trouve un écho favorable sur le continent. « L’approche chinoise par rapport à nos besoins est simplement mieux adaptée que la lente – et parfois paternaliste et néocoloniale – approche des investisseurs européens, des donateurs et des ONG », justifiait le président sénégalais Abdoulaye Wade dans le Financial Times, en janvier 2008.

Ce sont toutefois les entreprises chinoises qui sont les premiers bénéficiaires de cette collaboration. Elles auraient décroché 50 % des marchés publics en Afrique depuis le début de la décennie. Rien que dans les infrastructures, elles ont emmagasiné plus de 30 milliards de dollars de contrats. Au total, 800 entreprises et 300 000 à 500 000 Chinois, selon les estimations basses, seraient présents sur le continent. L’Institut sud-africain des affaires étrangères de l’université de Witwatersrand, à Johannesburg, estime, lui, qu’il y aurait entre 750 000 et un million de Chinois. En Angola, une rumeur circule à propos d’un projet de création d’une ville pour accueillir des fermiers chinois !

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Mais plus que cette présence massive, ce sont les méthodes et les pratiques qui sont montrées du doigt, notamment cette volonté des autorités pékinoises de ne pas imposer, par souci « d’efficacité », de conditions politiques à leur aide. « Les différents pays africains s’efforcent de développer leur économie. Ils ont besoin d’une importante assistance financière. Or les pays occidentaux ne la leur accordent qu’à des conditions draconiennes de respect de la démocratie, des droits de l’homme et de bonne gouvernance », observe Shaye Lu, l’ambassadeur de Chine au Sénégal.

Moins exigeant, Pékin entretient des relations avec des chefs d’État parfois jugés peu recommandables, comme le Soudanais Omar el-Béchir ou le Zimbabwéen Robert Mugabe. Des régimes d’ailleurs armés par la Chine, qui a ouvert des usines d’armes légères et de munitions au Soudan et au Zimbabwe. Ignorant l’embargo américain et européen, elle a vendu, en 2004, pour 200 millions de dollars d’avions et de véhicules militaires au Zimbabwe. « Les diplomates chinois n’entretiennent des relations qu’avec les pouvoirs en place, relève Adama Gaye. Ce qui renforce la corruption, la mauvaise gouvernance et court-circuite les acquis démocratiques. »

Les conditions financières de l’aide apportée par la Chine alimentent aussi les critiques. Les prêts sans conditions ou à taux préférentiels qu’elle consent risquent d’alourdir l’endettement de pays qui commençaient à voir le bout du tunnel. Pékin a déjà dépassé l’action de la Banque mondiale. En 2005, par exemple, la Chine a accordé 8 milliards de dollars de prêts au Nigeria, à l’Angola et au Mozambique, pendant que la Banque mondiale n’attribuait « que » 2,3 milliards à l’ensemble du continent.

L’Afrique sera-t-elle bientôt pieds et poings liés ? Un scénario que renforce la nature des échanges sino-africains. « L’Afrique vend des matières premières à la Chine, qui lui revend des produits manufacturés. C’est une équation dangereuse qui reproduit le vieux système de relation avec une puissance coloniale », alerte Moeletsi Mbeki, vice-président de l’Institut sud-africain des affaires étrangères. Et de préciser : « L’équation n’est pas soutenable. D’abord, l’Afrique a besoin de préserver ses ressources naturelles pour son développement industriel futur. En outre, la stratégie d’exportation de la Chine contribue à désindustrialiser des pays africains moyennement développés. »

De fait, les échanges s’inscrivent dans un modèle classique. Le continent exporte de l’énergie et des matières premières (minerais, bois, coton, produits de la pêche, pierres précieuses…) et importe des biens de consommation (vêtements, téléviseurs, machines à laver, vêtements) et d’équipements (machines-outils). « La Chine dit qu’elle est un pays du Sud et qu’elle veut agir dans un rapport gagnant-gagnant. C’est de l’idéologie, car les relations restent fortement inégalitaires. Ce n’est pas différent des autres pays », confirme Philippe Hugon, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).

Pour soutenir sa croissance, Pékin a un besoin vital du pétrole et des matières premières dont regorge le continent, qui, lui, ne peut faire l’impasse sur les aides chinoises pour se développer. Plutôt que le principe gagnant–gagnant défendu par les autorités de Pékin, on pourrait davantage parler d’une relation donnant-donnant. En matière d’exploration et d’exploitation pétrolière, la Chine n’était pratiquement présente qu’au Soudan jusqu’en 2004. Aujourd’hui, elle a passé des accords avec douze pays (Algérie, Congo, Gabon, Libye, Guinée équatoriale, Tchad, etc.) et achète plus d’un tiers de son or noir sur le continent. Depuis 2006, l’Angola est son premier fournisseur de pétrole, devant l’Arabie saoudite. L’or noir représente 60 % des importations chinoises.

Pour alimenter « l’usine du monde » chinoise, il faut ajouter au pétrole le cuivre et le fer de la Zambie et de l’Afrique du Sud, le chrome du Zimbabwe, le cobalt de la RD Congo, l’aluminium de la Guinée équatoriale, le bois du Cameroun, du Congo ou du Gabon… En dix ans, les importations chinoises de bois tropicaux ont explosé de 400 %. Au Gabon, par exemple, 46 % des exportations partent pour Pékin. Lesquelles sont à 80 % issues de trafics illégaux, selon une ONG britannique. Sur place, les Watchdog, une association de défense de l’environnement, se battent pour préserver l’une des plus importantes forêts primaires de la planète. Cette lutte nouvelle pour imposer aux entreprises chinoises de respecter l’environnement gagne l’exploration minière et pétrolière.

L’effet des exportations chinoises est tout aussi dévastateur. La balance commerciale est largement en défaveur de l’Afrique. Et l’arrivée massive de produits chinois à très bas coût déstabilise une industrie africaine déjà bien fragile. Certes, une part grandissante de consommateurs accède enfin à des produits qui étaient jusque-là au-dessus de leurs moyens, mais cette évolution se fait au détriment des entreprises du continent. Celles qui subissent la concurrence chinoise ferment les unes après les autres. « Les produits chinois détruisent plus d’emplois qu’ils n’en créent. Si cela continue, il n’y aura bientôt plus personne avec un emploi et de l’argent ! » s’exclame Biran Brinks, directeur de la Fédération sud-africaine du textile. Un déséquilibre qui risque de s’amplifier. « La Chine apparaît en Afrique comme essentiellement prédatrice. Tant qu’elle connaîtra une croissance aussi rapide, elle aura besoin de matières premières et de débouchés pour ses produits, il n’y a pas de raisons à ce que cela change », note Valérie Niquet, spécialiste de l’Asie à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Mais on assiste à une prise de conscience face à la poussée chinoise. Le 18 janvier 2008, à Addis-Abeba, l’Union africaine (UA) organisait une rencontre sur les relations sino-africaines. Six jours plus tard, à Dakar, un colloque se tenait sur la nouvelle donne chinoise en Afrique. « Ce qui manque depuis longtemps, c’est une réflexion sur ce sujet en Afrique. Ces différentes manifestations sont un frémissement, un premier pas qu’il faut encourager et poursuivre par la mise en place d’organisations structurées », souligne Adama Gaye. Et de plaider pour la création de groupes de réflexion sur les relations Afrique-Asie ou la mise en œuvre, par l’intermédiaire de l’UA, de normes identiques pour tous les pays d’Afrique dans leurs relations avec la Chine. Une sorte de cahier des charges minimum qui imposerait aux investisseurs asiatiques les mêmes règles sur le droit social et les conditions de travail, le respect de l’environnement, les conditions des investissements… « Qui pourrait inclure, par exemple, la fixation d’un certain pourcentage d’Africains sur les chantiers chinois au lieu de voir aujourd’hui la Chine importer en masse ses salariés sur le continent », explique-t-il.

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