Louis Michel

Commissaire européen au Développement et à l’Aide humanitaire

Publié le 24 novembre 2008 Lecture : 10 minutes.

Voilà trois ans et demi que Louis Michel préside aux destinées communes de l’Europe et de l’Afrique. L’ancien ministre belge des Affaires étrangères est devenu commissaire européen au Développement et à l’Aide humanitaire en novembre 2004. Depuis, il n’a cessé de courir au chevet des pays en crise, de persuader ses amis européens de l’urgence d’agir en Afrique, et de révolutionner les relations entre les deux continents. L’inventeur de « la nouvelle alliance », faite de franchise et de responsabilités partagées, est un passionné d’Afrique. Il rêve que l’Europe et l’Afrique soient un jour réunies en une gigantesque zone sans frontières. Les pieds sur terre, pourtant, il dresse l’état des lieux des relations euro-africaines.

Le sommet de Lisbonne de décembre 2007 a révélé des désaccords entre Africains et Européens. Les relations entre les deux continents vont-elles dans le bon sens ?

la suite après cette publicité

LOUIS MICHEL : S’il n’y avait pas eu de frictions, ce sommet aurait été celui des non-dits. Or, pour changer la nature de nos relations, il faut justement bannir les sujets interdits. De part et d’autre. Les Africains ont le droit de mettre en concurrence les offres de partenariat venant de tous les pays. Les Européens peuvent poser la question des conditionnalités de leur aide ou de la gouvernance, sans être traités de moralisateurs. On doit pouvoir parler de tout.

Le conflit toujours en cours sur la question des Accords de partenariat économique (APE) fait-il partie de l’ancienne relation ou de la nouvelle ?

Un vieux réflexe consistant à dénoncer systématiquement toute politique européenne en Afrique persiste. Adoptant cette attitude de défiance, certains Africains attaquent les démarches de l’UE avant même d’en connaître le contenu. Le discours du président Wade, pour qui j’ai beaucoup d’estime, est significatif. Parmi ses reproches, je n’ai pas vu le moindre argument auquel nous n’ayons pas déjà répondu.

Pourquoi les APE ont-ils suscité des réactions aussi passionnées ?

la suite après cette publicité

Quand on parle de libéralisation en Afrique, on expose à la flamme d’un bec Bunsen les ingrédients les plus explosifs. On retrouve les vieux thèmes de la colonisation, de la moralisation, du paternalisme, de l’exploitation de l’Afrique par les Européens… Mais aussi les éternels débats opposant partisans de la libéralisation et défenseurs des économies planifiées. Je suis prêt à assumer ce débat. Un des aspects essentiels de la libéralisation, à terme, c’est la consolidation des États. En favorisant la libéralisation des économies africaines d’ici à quinze ans, nous faisons le pari du renforcement des fonctions régaliennes. Je suis prêt à reconnaître que les opposants à l’économie de marché ont raison sur un certain nombre de points. Mais la seule chose que je demande, c’est que l’honnêteté intellectuelle préside à ce débat. Et je n’ai pas le sentiment que ce soit le cas.

Les questions agricoles inquiètent particulièrement les Africains, qui craignent de voir le secteur s’effondrer…

la suite après cette publicité

Quand Abdoulaye Wade dit qu’un afflux monstrueux de produits agricoles européens va envahir les marchés africains grâce aux subsides que les Européens donnent à leurs agriculteurs, c’est radicalement faux. Ça n’a jamais été le cas par le passé et ça ne le sera pas à l’avenir. On leur demande de libéraliser 80 % de leur commerce. Cela signifie que 20 % resteront protégés. Nous proposons en outre un système asymétrique. Amis africains, vous pouvez inonder nos marchés de tous vos produits agricoles, si vous le souhaitez.

Vous savez bien que les économies africaines ne sont pas capables d’inonder les marchés européens…

Parce qu’ils ne profitent pas des réformes qu’on leur propose ! L’UE leur offre justement de se mettre en capacité d’inonder ses marchés de deux manières. D’abord en changeant les règles d’origine : désormais, on ne demandera aux Africains qu’une seule transformation des produits qu’ils auront importés pour pouvoir les exporter chez nous sans taxe. L’empaquetage suffit. Ensuite, nous proposons des transferts de technologies sans équivalent dans le monde. L’Europe n’exporte en Afrique pratiquement que des produits sophistiqués, que celle-ci ne fabrique pas. Avoir peur de l’Europe, c’est se tromper de concurrent. Les véritables adversaires des Africains sont les puissances émergentes.

Pourquoi les pays africains se sont-ils mal préparés à la négociation ?

Nous aurions probablement dû les alerter davantage depuis sept ans. Nous aurions dû les encourager à renforcer leurs capacités dans la perspective d’une libéralisation progressive. Il est possible qu’ils aient le sentiment d’avoir été un peu pris de court. Mais la responsabilité est partagée. Je n’ai pas l’impression qu’on leur a imposé des APE unilatéraux. Je garantis qu’il n’y aura pas, au travers des APE, des exploiteurs et des exploités.

Les Africains accusent pourtant l’Europe d’avoir imposé ces accords…

Mais non ! Si nous avions voulu imposer les APE, dans notre intérêt, nous aurions forcé l’Afrique à tout libéraliser. Nous aurions fait comme les États-Unis avec certains pays d’Amérique latine. Le modèle de départ, d’ailleurs, était une libéralisation pure et simple. C’est à la demande des Africains qu’on a introduit une période de transition et l’asymétrie. Ce sont eux qui nous ont demandé les fonds régionaux pour financer la compensation de l’impact fiscal. Ce sont eux qui nous ont demandé de trouver des moyens pour créer un environnement des affaires digne de ce nom. Ce sont eux qui ont demandé des infrastructures de mise à niveau pour que leurs produits soient compatibles. Vous ne pouvez pas dire que c’est nous qui avons imposé les APE.

La signature, par certains pays, d’accords intérimaires ne menace-t-elle pas l’intégration régionale ?

Notre proposition initiale d’accords globaux est, selon nous, la seule voie pour réussir l’intégration régionale. Il s’agit d’aider les États africains à faire ce que l’Europe a réalisé avec succès : une intégration régionale progressive, qui doit conduire à un marché commun africain.

On en est encore loin…

Je rêve d’un marché commun euro-africain. Si on pouvait lancer un plan Marshall pour l’Afrique, on créerait une dynamique qui aboutirait à un marché commun continental, qui pourrait devenir l’extension du nôtre. Et vice versa. On créerait ainsi une vaste zone de libre-échange.

Autorisant la libre circulation des personnes ?

Bien sûr. Il faut dédramatiser le phénomène migratoire. Philosophiquement, je suis incapable d’accepter que la migration soit présentée comme un problème. Ce rêve « d’EurAfrique », de partenaires privilégiés inscrits dans un destin commun, c’est fabuleux.

La présence de plus en plus forte de la Chine sur le continent est-elle problématique ?

Non, c’est une aubaine. L’intérêt de la Chine, de l’Inde, de la Russie ou du Brésil pour l’Afrique démontre que le continent n’est plus considéré comme un fardeau ou une dramatique fatalité de l’histoire. Les grands défis globaux ne peuvent plus trouver de solutions sans son implication. En outre, je ne peux pas rester complice silencieux de tous les pays européens qui cherchent à approfondir leurs relations économiques avec la Chine et tenir en même temps un discours culpabilisant à l’égard des États africains qui nouent de telles relations avec la Chine. Je suis favorable à la mondialisation pour tous, pas seulement pour les Européens. Cela étant dit, le souci que j’ai du développement de l’Afrique m’oblige à ajouter que je souhaite que les Africains utilisent les moyens financiers offerts par la Chine pour développer durablement leurs pays. La mondialisation n’est utile que si elle produit de la valeur ajoutée, du travail, de la richesse pour tous. Si elle ne fait que renforcer des économies de rentes, les pays africains vont se réendetter et risquent de retomber dans une nouvelle colonisation.

Ne faut-il pas s’allier avec la Chine pour travailler de concert en Afrique ?

Je compte aller en Chine très prochainement pour proposer des partenariats triangulaires entre les pays africains qui le souhaitent, l’Europe et la Chine.

Un exemple de partenariat ?

Le projet de barrages du Grand Inga en RD Congo, qui peut dynamiser l’économie de toute la région. Il faudrait associer la BAD, la BEI, les États de l’UE, la Banque mondiale, la Chine… Un seul de ces donateurs ne pourra jamais aider la RD Congo à réaliser Inga. Mais un consortium réunissant les principaux bailleurs de fonds, oui.

Les Chinois sont-ils réceptifs ?

Ils sont prudents. Mais, dans le domaine de l’énergie, ils sont assez ouverts à ce genre de projets. Le problème que pose une telle coopération tient à nos conceptions différentes de l’ingérence politique. La Chine ne pose aucune conditionnalité à l’attribution de l’aide. Les Européens pensent, au contraire, qu’en termes de développement, on ne peut pas faire n’importe quoi. Mais il y a quand même des manières de s’entendre.

Les Africains reprochent souvent à l’UE la lenteur de ses procédures et sa bureaucratie. Que répondez-vous ?

Il y a une part de vérité dans ces reproches. Mais c’est trop souvent un prétexte de la part des Africains pour se dédouaner et justifier leur manque de volonté d’améliorer la gouvernance. C’est un peu facile. Si l’Europe était si lente à aider l’Afrique, comment expliquer que l’UE ait déboursé 46 milliards d’euros en 2006 ? L’écart entre décision et exécution – dix-huit mois en moyenne – est normal. On nous reproche de poser trop de conditions. Mais il s’agit de garantir une utilisation éthique de l’argent que verse l’Europe. On ne peut quand même pas donner autant d’argent sans s’assurer que les pays destinataires mettent en place des systèmes destinés à redistribuer ces richesses. Que penserait l’opinion publique ? Il ne faut pas laisser croire que les procédures freinent le développement. Ce qui est vrai, c’est qu’elles empêchent parfois l’Europe d’être politiquement utile.

C’est-à-dire ?

Prenons la RD Congo ou le Liberia. Des élections démocratiques ont porté à la tête de ces pays des personnalités légitimes. Il leur faut maintenant apporter rapidement la preuve aux populations que la démocratie peut les sortir de la misère. Or, comment ces pays peuvent-ils disposer immédiatement d’assez d’argent pour remettre en état l’administration, la justice, l’enseignement, la santé, l’énergie, les routes ? De ce point de vue, l’Europe a un problème. Il faut inventer un modèle qui nous donne une capacité de réactivité immédiate dans les situations de post-conflit

La récurrence des crises ne signe-t-elle pas l’échec de la communauté internationale ?

Où est-il inscrit qu’il appartient à l’Europe de résoudre les problèmes en Côte d’Ivoire, en RD Congo ou au Kenya ? Au nom de la solidarité internationale et du devoir humanitaire, je suis en faveur d’une implication de l’Europe, qui peut aller jusqu’à l’ingérence positive. Mais il faut aussi sortir de cette rhétorique qui vise à rendre l’Europe responsable de tout ce qui se passe en Afrique. La nouvelle alliance que je prône entre l’Afrique et l’Europe consiste à considérer que les Africains sont responsables de leur destin. Nous, nous ferons tout pour les aider. Tout !

Les missions européennes en Afrique viennent-elles pallier les déficits de l’Union africaine (UA) ?

L’Union africaine n’a pas encore les moyens financiers ou techniques d’assurer le maintien de la paix. Je crois qu’on peut arriver plus vite que ce que l’on croit aux prépositionnements régionaux de forces africaines. Mais il faut rester réaliste : même l’UE ne possède pas encore de défense proprement européenne. L’Europe doit participer plus encore à la pacification du monde. Mais j’attends que d’autres puissances s’impliquent autant que nous au Darfour, au Soudan, en RD Congo, en Somalie…

Vous avez beaucoup travaillé avec Alpha Oumar Konaré à rapprocher les commissions de l’UE et de l’UA. Que pensez-vous de Jean Ping, qui va lui succéder ?

J’ai une très grande estime pour les qualités intellectuelles et politiques de Jean Ping. Il privilégie toujours le résultat et l’efficacité. C’est un coureur de fond, un excellent diplomate qui possède un réseau très étendu. Je crois qu’on devrait avoir une relation au moins aussi bonne avec Jean Ping que celle qu’on a eue avec Alpha Oumar Konaré.

L’un était chef d’État, l’autre ne l’est pas. Est-ce handicapant ?

Non. Le président Konaré était un ancien chef d’État qui avait organisé l’alternance démocratique dans son pays – donc un bon exemple. C’était un brillant conceptualiste, un orateur éloquent. Il était important d’avoir un penseur politique très médiatique pour le lancement de l’UA. Aujourd’hui, celle-ci a besoin d’un bâtisseur qui peut transformer la pensée du panafricanisme en mouvement, en construction solide et dynamique. Ping a tout pour être un pacificateur actif. J’aime beaucoup sa constance et son pragmatisme. Il peut très rapidement donner à l’UA une consistance institutionnelle.

La dernière crise grave sur le continent a eu lieu au Kenya. N’est-ce pas décourageant de voir ce pays, longtemps érigé en exemple, sombrer dans la violence ?

C’est très décevant et ça fait très mal. Mais je constate en revanche que, depuis quelques années, il y a eu des alternances dans toute une série de pays africains. Regardez la RD Congo, le Liberia, le Burundi, la Mauritanie… Au Togo, la situation n’est pas trop mauvaise si l’on considère d’où l’on vient. Le Rwanda, pour sa part, avance d’un pas sûr vers le développement. Non, je ne joindrai pas ma voix et mes larmes aux pleureuses.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires