Béchir Ben Yahmed : « Bien évidemment Jeune Afrique a dû faire des compromis » (4/5)

« Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Jeune Afrique » (4/5). Censure, finances, Houphouët, Hassan II, Ben Ali, Mobutu, Chirac… Entretien exceptionnel avec Béchir Ben Yahmed, fondateur de « Jeune Afrique ».

De g. à dr. Siradiou Diallo, Léopold Sédar Senghor et BBY, à Paris, en novembre 1980. © Claude Sauvageot

De g. à dr. Siradiou Diallo, Léopold Sédar Senghor et BBY, à Paris, en novembre 1980. © Claude Sauvageot

Christophe Boisbouvier

Publié le 3 mai 2021 Lecture : 12 minutes.

Nous republions cet entretien avec Béchir Ben Yahmed, initialement réalisé en novembre 2010 à l’occasion des 50 ans de Jeune Afrique. Le fondateur du journal, décédé ce 3 mai 2021 à l’âge de 93 ans, y revenait alors sur cinq décennies de l’histoire du continent, ses relations avec les personnalités africaines et sa vision du journalisme. 

Jeune Afrique : Comme vous le dites, vous êtes à la fois journaliste et gestionnaire, et vous subissez des contraintes commerciales. N’y a-t-il pas des articles de complaisance sur des pays où Jeune Afrique négocie un marché publicitaire ?

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Non, je sais que c’est une accusation qu’on lance à Jeune Afrique, de bonne ou de mauvaise foi. Je ne la crois ni juste ni méritée. Les interdictions dont nous avons été victimes tout au long de notre histoire sont la preuve de notre indépendance. Que Jeune Afrique ait été consciemment mêlé à une compromission, je ne le crois pas. Qu’on ait fait des compromis, qu’on ait tenu compte d’un certain nombre d’impératifs, bien évidemment. Si vous voulez me faire dire que Jeune Afrique s’est compromis avec quelqu’un, je vous dis non. Si vous me dites que Jeune Afrique est un journal complètement indépendant, je vous dis non. D’après moi, il n’y a pas de journal complètement indépendant, il n’y a pas de pays complètement indépendant. L’indépendance, ce n’est pas un absolu, cela a des limites. L’essentiel est de limiter ces limites, de ne pas les laisser « métastaser ».

Le problème est de savoir quel compromis on accepte, jusqu’à quand, et si on sauve son honneur ou pas. Et si on peut se libérer d’une contrainte.

Il n’y a pas un chef d’État ou un pays qui puisse dire qu’il a un pouvoir sur Jeune Afrique. Cela n’existe pas. Et la meilleure preuve est que des gens qui ont été nos amis ne le sont plus du jour où nous leur disons : « Non, on ne peut pas vous suivre sur ce terrain-là. » Jeune Afrique a sauvegardé l’essentiel de son indépendance. Il ne dépend de personne, d’aucun pouvoir, ni économique ni politique.

Mais Jeune Afrique coexiste avec des pays et des gouvernements qui ont beaucoup de pouvoir, et il est obligé de composer. Et les hommes du pouvoir, eux aussi, composent avec nous. Ils ne veulent pas s’aliéner Jeune Afrique et il y a une espèce de négociation. Quand on disait à Mobutu : « Jeune Afrique a dit », il répondait : « Foutez-moi la paix avec Jeune Afrique ! Ce n’est pas la Bible ! » Cela signifie bien, tout de même, que ce journal est crédible et qu’il faut, par conséquent, tenir compte de ce qu’il écrit.

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N’y a-t-il pas des régimes qui ont échappé à beaucoup de critiques – je pense par exemple à celui d’Omar Bongo ?

Écoutez, moi, Omar Bongo, je ne l’ai pas vu pendant vingt ou trente ans. Je ne l’ai vu qu’en 1995 ou 1996. Bien évidemment, il y a des régimes avec lesquels on ne sait que faire… Qu’est-ce que vous pouviez faire contre Bongo pour le changer ? Y avait-il un opposant que l’on pouvait soutenir contre Bongo ? Il n’y en avait pas. Il avait verrouillé le pouvoir et neutralisé ses opposants, qu’il a achetés l’un après l’autre. Paul Biya fait la même chose. Vous êtes donc obligés de vous accommoder de pouvoirs qui se sont installés là, et auxquels il n’y a pas d’alternative.

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Vous parlez de Paul Biya. Quand le journaliste Pius Njawé a été embastillé à la fin des années 1990 par le régime camerounais, beaucoup de lecteurs ont été frappés par la sévérité du jugement de Jeune Afrique à l’égard de ce confrère et vous ont soupçonnés de complaisance.

Non, je ne participais plus à la direction de Jeune Afrique pendant cette période-là. Je n’ai jamais rencontré Biya. Peut-être que c’est une erreur d’évaluation, je ne sais pas. Je ne connais pas tous les ressorts de cette affaire.

Au-delà des rapports personnels, n’y a-t-il pas, dans plusieurs pays pétroliers, des marchés publicitaires ou promotionnels qui obligent Jeune Afrique à une certaine réserve ?

Si vous pensez à la Guinée équatoriale, donnez-moi « l’alternative » au pouvoir. À mon avis, l’actuel président est ce qui peut se faire de moins mal ou de mieux pour son pays. Ses enfants ou sa succession, c’est un autre problème. Mais qu’est-ce qu’on fait ? On part au combat pour le remplacer par qui ? C’est vrai que c’est critiquable, mais est-ce plus critiquable que la manière dont le Koweït, les Émirats arabes unis sont gérés ? C’est la même chose, c’est un émirat géré par un homme qui s’est installé au pouvoir et décide souverainement. Pourquoi se battre contre lui et pas contre le Koweït, Abou Dhabi, Dubaï ou le Qatar ? Est-il pire que Kadhafi ?

Que faites-vous dans un continent où toute l’économie appartient à l’État ou à des sociétés sous son influence ? Et comment faites-vous vivre un journal sans publicité ? Où sont les entreprises africaines qui ne dépendent pas des États ? Actuellement, il n’y a presque plus d’annonceurs français sur l’Afrique. Or un journal, comme vous le savez, dans le meilleur des cas, c’est 50 % de ventes, 50 % de publicité.

Vous êtes donc obligé de modérer vos critiques à l’égard de ces États ?

Vous êtes obligé de tenir compte des limites que vous ne pouvez pas dépasser.

La marque Jeune Afrique, est-ce une certaine façon de combiner information et diplomatie ?

Non, ce que j’essaie d’éviter dans Jeune Afrique, c’est de donner une information fausse dont vous savez pertinemment qu’elle est fausse ou complaisante. Nous pouvons ne pas donner des informations, ne pas parler des enfants d’Obiang Nguema [le président de la Guinée équatoriale], mais personne ne nous fera écrire que les enfants d’Obiang doivent hériter du pouvoir. On dit : « Je me ferais tuer plutôt que de publier une information fausse. » Moi, je me ferais tuer plutôt que de ne pas publier une information vraie, mais importante.

Quand il pleut, on ne dit pas que le soleil brille…

Cela décrédibiliserait Jeune Afrique, et il n’existerait plus, perdrait son bien le plus précieux, sa crédibilité, la confiance dont il jouit auprès de ses lecteurs. C’est presque une affaire de survie. Pourquoi Jeune Afrique a-t-il une réputation de sérieux, de professionnalisme ? Quand Mobutu est obligé de protester et de dire « ce n’est pas la Bible ! », c’est parce qu’il sait que les gens croient ce qu’il y a dans Jeune Afrique.

Si ce qui est écrit dans Jeune Afrique n’est plus crédible, il n’y a plus de Jeune Afrique.

C’est quoi Jeune Afrique ? Suggérer plutôt que dire, ou dire des choses sans tout dire ?

Dire le maximum sans tout dire. Regardez actuellement la Tunisie. Il y a des limites évidentes. On peut très bien les dépasser, mais, le lendemain, il n’y a plus de Jeune Afrique en Tunisie. Jeune Afrique peut vivre sans être vendu en Tunisie, mais est-ce bien pour les lecteurs tunisiens qu’il n’y ait plus Jeune Afrique ? Je ne le crois pas.

Au Rwanda, Jeune Afrique a eu de bonnes relations avec le régime Habyarimana. Maintenant, c’est avec celui de Paul Kagamé. Et pour beaucoup de lecteurs, c’est un virage à 180 degrés.

Je comprends que cela puisse susciter des interrogations. J’ai découvert le Rwanda dans les toutes dernières années du président Habyarimana. J’ai été invité là-bas. Une des très rares invitations de ma vie de dirigeant de Jeune Afrique que j’aie acceptée. J’y suis même allé avec ma femme et mes enfants, d’abord au Burundi, puis au Rwanda. Nous avons été très bien reçus et j’ai été très impressionné par le président Habyarimana.

C’était, et je persiste à le dire, un homme bien, et le pays était assez bien gouverné par des représentants de la majorité hutue. Lui était parmi les libéraux, mais il était entouré notamment du frère de sa femme, qui était très anti-Tutsis.

Après l’assassinat de Juvénal Habyarimana, il y a eu le génocide, puis Paul Kagamé, que je n’ai jamais rencontré et que je ne connais pas. Les Tutsis, qui sont une minorité active, industrieuse, ont pris le pouvoir. Et Paul Kagamé a séduit Jeune Afrique, car il a instauré un système qui a l’air de marcher. Les Tutsis sont un peu les Juifs de cette région. C’est un militaire, mais il a instauré un pouvoir civil très efficace. Il a fait reculer la corruption et développe l’économie. Bon, actuellement, le régime n’est pas une dictature, mais il risque de le devenir, il est orienté dans ce sens, en tout cas je le crains. Mais est-ce une raison de bouder ce président réformateur ? Pourquoi lui faire un procès d’intention ?

Je pense qu’il a fait du bien à son pays, mais si les tendances dictatoriales ne se corrigent pas, il ira dans la mauvaise direction.

Tant que le positif prévaut sur le négatif, il n’y a pas de raison de se montrer hostile.

Donc, ce virage à 180 degrés est à la fois un choix commercial et un choix éditorial…

Ce n’est pas un choix commercial, c’est un choix éditorial. Le Rwanda est un pays important, mais il n’est vital pour Jeune Afrique ni en termes de ventes ni en termes de publicité. En Tunisie, on peut dire que nous avons plusieurs milliers de lecteurs, mais là, non. Et d’ailleurs, le pays est de plus en plus anglophone.

Jeune Afrique pourrait se couper du Rwanda. Simplement, on a estimé – le plus décisionnaire sur cela est François Soudan, et pas moi – qu’on pouvait aider ce pays, et qu’il n’y avait aucune raison de rompre avec lui. Regardez la France, elle a rompu, puis, après avoir hésité, elle est revenue.

Nous donnons au président Kagamé – avec vigilance – le préjugé favorable qu’il mérite en tant que développeur d’un pays enclavé ayant peu de ressources et qui est surpeuplé.

Vous vous dites journaliste à 60 % et gestionnaire à 40 %. Peut-on dire qu’il y a les mêmes proportions entre l’indépendance du journal et les contraintes commerciales ?

Là aussi, c’est plutôt deux tiers, un tiers. La contrainte commerciale ne doit pas conduire à falsifier la vérité. Prenons le cas de la Tunisie. Vous ne trouverez pas dans Jeune Afrique quelque chose qui soit contraire à la vérité. Il n’y a pas toute la vérité, mais il n’y a rien de contraire à la vérité. C’est la ligne jaune de l’information. Si vous la laissez franchir, vous n’existez plus. Regardez RFI, vous avez les mêmes problèmes.

En fait, c’est un combat permanent. Demandez à François Soudan, à Amir ou à Marwane. Je passe mon temps à leur dire : « Attention, là, il y a une limite. » Exemple : jusqu’à quand va-t-on se taire sur ce qui se passe en RD Congo ? Le bilan de Kabila est désastreux. Le pays n’est ni gouverné, ni géré. Il est pillé. Il dérape. Et je pense qu’il faut que Jeune Afrique se prononce. Il y a une limite au-delà de laquelle le silence n’est plus possible. C’est un grand pays qui est en train d’être bradé avec la complaisance de la communauté internationale, l’ONU, les États-Unis, la France.

Ce malheureux pays connaît la même malédiction que la Guinée. Il est sorti de Mobutu pour tomber dans Kabila. Et cela fait cinquante ans que ça dure…

Que pensez-vous de cette mode de succession dynastique : Togo, Gabon et peut-être, demain, Guinée équatoriale et Sénégal ?

N’oubliez pas l’Égypte, la Libye, la Syrie. Je suis absolument contre, même quand le successeur est quelqu’un de capable. Par exemple, d’après moi, le fils de Moubarak n’est pas mauvais, mais il n’y a aucune raison de dire que, dans tel ou tel pays, le meilleur de tous est le fils. Le meilleur en Tunisie, en Algérie, en Libye ou au Sénégal, ce n’est pas le fils. Pas « forcément » et pas « de préférence ».

La Tunisie, c’est votre pays. Comment Jeune Afrique peut-il en parler sereinement ?

On a essayé, sans vraiment y parvenir, de parler de ce pays comme on parlerait d’un autre. Mais vous ne pouvez jamais supprimer la part de subjectivité. Sur le plan doctrinal, ma position est exactement la même. La Tunisie est un pays petit mais développé, où règne la stabilité depuis cinquante ans. Il mérite d’être beaucoup plus démocratique.

La Tunisie peut être une vraie démocratie. Elle ne l’est pas encore, et si elle en prend le chemin, ce n’est pas assez vite. C’est ma position personnelle. Celle de Jeune Afrique est de ne pas dire cela complètement ou aussi nettement, de le laisser entendre. Vous ne trouverez cependant pas dans Jeune Afrique une approbation de la thèse du gouvernement qui dit, lui, que « ce n’est certes pas la Suède, mais c’est déjà une vraie démocratie ».

En 1960, vous avez rompu avec la carrière politique. « Mieux vaut être journaliste que de se salir les mains », aviez-vous dit. Ne peut-on pas vous répondre : « Il n’a pas les mains sales parce qu’il n’a pas de mains » ?

Je n’ai jamais dit cela. Ce que vous appelez se salir les mains, c’est une grande souplesse de comportement que je n’ai pas et que je ne veux pas avoir. Ne l’ayant pas et le sachant, il m’a paru plus sage et plus réaliste de ne pas exercer une fonction dont je n’ai pas toutes les qualités, ni les nécessaires défauts.

Vous ne savez pas sourire à votre ennemi ?

Non, en effet. Ce que Hassan II a fait devant moi, sourire, je ne sais pas faire. Mais ce n’est pas cela le plus important, parce que j’aurais pu essayer. Regardez Abdelaziz Bouteflika, le président algérien, quelqu’un dont j’envie l’intelligence : il ne comprend pas que je ne sois pas devenu le président de la Tunisie, ou au moins Premier ministre.

Quand vous l’a-t-il dit ? Récemment ?

Oui, il était déjà président. Il s’attendait à ce que je sois au moins Premier ministre. C’était sa prévision, son pronostic, et il a mal compris que je n’aie pas emprunté le chemin qu’il avait prévu pour moi.

J’ajoute ceci, qui me paraît important et qui peut vous faire croire que je suis immodeste : les hommes politiques qui font de la politique pour ne rien faire d’important, cela ne m’intéresse pas. Il y a des gens qui ont transformé leur pays. Bourguiba, Deng Xiaoping, Mandela, Lula da Silva, Ben Ali ou Kagamé, oui. De Gaulle ou Mitterrand, oui. Mais être président pour être président, être Premier ministre pour être Premier ministre, cela ne m’intéresse pas, je préfère faire mon journal, car, au moins, je sais que personne d’autre ne l’a fait et que, probablement, sans moi, cela n’aurait pas été fait. Pas de cette manière.

En tout cas, je pense avoir fait de Jeune Afrique, avec l’aide de ceux qui ont bien voulu y participer de façon importante, « le meilleur ou le moins mauvais journal qu’on puisse faire en la circonstance avec les moyens humains et financiers dont j’ai pu disposer ou que j’ai pu rassembler ». C’est la définition réaliste que je peux donner de Jeune Afrique.

Après Bourguiba, on ne peut être que dans l’ombre ?

Non, pas du tout. Ben Ali a changé son pays, l’a développé, a favorisé l’émergence d’une classe moyenne. Mais il a accepté auparavant d’être directeur de la Sûreté, puis ministre de l’Intérieur. Pendant trois ou quatre ans, il a su accepter la disgrâce, avaler des couleuvres, faire preuve de beaucoup de souplesse pour ne pas dire plus. Moi, je ne sais pas faire ça.

Il a composé avec l’appareil en place…

Tant qu’il n’était pas arrivé, il a courbé la tête. C’est un talent. Je connais mes limites. Quand j’ai démissionné, Bourguiba a dit de moi : « Béchir ne sera jamais complètement avec nous dans le parti : il n’en accepte pas la discipline, il ne veut pas de fil à la patte. » C’est vrai. Je ne peux pas être un membre discipliné dans un parti unique. J’aurais trempé dans des complots contre la direction et j’aurais passé dix ou quinze ans de ma vie en prison.

Lire la suite de l’interview : « Je veux que ce journal me survive »

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